La Nativité est une des scènes de l’Évangile que les artistes ont le plus représentées. Mais leur regard a évolué, et avec eux le nôtre, pour entrer toujours plus dans le mystère.
Pendant longtemps, la peinture antique et médiévale étant d’abord symbolique, les descriptions elliptiques de l’Évangile n’ont guère posé de problème. Les fresques et mosaïques paléochrétiennes ont fixé des représentations somptueuses mais hiératiques, codées, loin de tout réalisme. Or au xive siècle, l’Occident chrétien découvre le réalisme. On veut se rapprocher du mystère en lui donnant chair. Non plus contempler une vision céleste presque abstraite, mais toucher du regard une réalité, la réalité de l’Incarnation du Christ.
Il est un épisode de l’Évangile qui se prête particulièrement bien à ce désir : la scène de la Nativité. Les miracles, la Cène, la Croix posent certains problèmes irréductibles : malgré les efforts des peintres, il leur fallait toujours imaginer ce que peut être un homme crucifié, car ils n’en avaient jamais vu. Mais la naissance célébrée d’un enfant, ils savaient ce que c’est. Cette naissance, ou plutôt les premiers instants qui la suivent, la mère avec le nouveau-né, le père, les témoins qui entrent dans la pièce, ils les avaient tous vécu.
Giotto a représenté cette nuit de Noël dans les fresques de la basilique d’Assise. Non pas Noël en soi, mais la Noël de 1227, avec les frères, les fidèles laïcs, le prêtre et saint François en dalmatique, puisqu’il était diacre. Mais rapidement, on s’est pris à peindre de façon réaliste la Nativité elle-même, empruntant le décor aux étables du temps, les costumes aux costumes de tous les jours, les animaux à la ferme. De là sont nés d’innombrables tableaux bibliques, mais aussi les célèbres crèches napolitaines et, plus tard, les délicats santons de Provence. Dans ses représentations chrétiennes, chacun peut se reconnaître, le meunier, la poissonnière et même le maire en écharpe tricolore. L’anachronisme n’a aucune importance ; l’important, c’est que le spectateur se trouve transporté dans la scène, marchant dans la montagne, arrivant devant la grotte ou l’étable, se penchant devant le petit-enfantl’enfant. Qu’il ne soit plus spectateur, mais acteur. Qu’il entre dans le mystère, au lieu de rester sur le seuil.
Ainsi la Nativité peinte par Philippe de Champaigne en 1643 pour une chapelle de l’église de l’Oratoire à Paris. De façon intentionnelle, Champaigne renonce aux bergers et aux mages. Il sépare les anges de Marie et Joseph par une bande sombre, distinguant ainsi deux ordres de réalité. Celle qui domine, en taille comme en luminosité, est la réalité humble, immédiate, sensible, de l’enfant qui vient de naître. Il est emmailloté, selon l’usage du xviie siècle. Les attributs symboliques sont présents : le drap blanc annonce à la fois le linceul et le vêtement blanc de la Résurrection, la paille dessine comme un orbe de gloire, Marie prie et Joseph a les mains croisées sur la poitrine, geste de l’adoration. Les couleurs, les noirs, les lointains sont splendides. Mais les visages sont effleurés par la douce lumière d’un flambleau invisible, comme il en serait dans une vraie maison en pleine nuit, et l’on sent presque le souffle chaud des narines du bœuf sur la tête de Jésus.
La bienheureuse vierge Marie porte, comme chez Champaigne, une robe rouge. Cependant, elle a délaissé son manteau bleu et l’auréole. Elle apparaît donc sans ses attributs traditionnels, au naturel. Son voile, à peine visible, est le voile que porterait toute jeune femme du début du règne de Louis XIV. Elle est très jeune. Quant à Jésus, c’est un bébé, un bébé on ne peut plus réaliste, potelé, gigotant, portant une main au visage pour se protéger de la lumière. Marie le porte dans ses mains comme si elle l’offrait au spectateur — c’est une offrande, l’offrande de l’Agneau —, mais elle le couve du regard. Et elle sourit, la tête doucement penchée, cédant à la tendresse à laquelle cet enfant appelle.
Cette fois, nous sommes au cœur intime du mystère biblique. Cette scène, le peintre l’a vécue, le fidèle qui regarde l’a vécue, tout être humain l’a vécue. C’est la naissance de Dieu fait homme, et c’est la naissance d’un homme. Aucun autre épisode de l’Évangile, sauf peut-être la mise au tombeau, ne nous permet de nous approcher d’aussi près du mystère, d’être à ce point dans le mystère.
Là est la raison de l’attrait profond que Noël exerce sur les chrétiens. Cette intimité, ce sentiment d’être dedans. Nous savons ce qu’est une naissance, et puisque nous le savons, nous pouvons entrer dans l’Évangile et suivre la vie de JésusJésus au long de sa vie, jusqu’à sa mort, jusqu’à sa Résurrection.
Représenter la scène de la Nativité
Il n’est pas toujours facile de représenter l’Évangile. Certes, l’Évangile est constitué, en grande partie, de récits. On raconte ce que fait Jésus, devant qui, à quel endroit. Mais ces récits sont très avares en détails visuels. Jusqu’aux recherches archéologiques de la fin du xixe siècle, on n’avait aucune idée des costumes que pouvaient porter les personnages au temps de Jésus ; l’architecture, les maisons, les végétaux étaient inconnus. Et surtout, certaines scènes comme la Transfiguration et l’Ascension sont laissées à l’imagination du lecteur, car l’Évangile n’en décrit presque rien. Et même rien du tout dans le cas de la Résurrection.Pendant longtemps, la peinture antique et médiévale étant d’abord symbolique, les descriptions elliptiques de l’Évangile n’ont guère posé de problème. Les fresques et mosaïques paléochrétiennes ont fixé des représentations somptueuses mais hiératiques, codées, loin de tout réalisme. Or au xive siècle, l’Occident chrétien découvre le réalisme. On veut se rapprocher du mystère en lui donnant chair. Non plus contempler une vision céleste presque abstraite, mais toucher du regard une réalité, la réalité de l’Incarnation du Christ.
Il est un épisode de l’Évangile qui se prête particulièrement bien à ce désir : la scène de la Nativité. Les miracles, la Cène, la Croix posent certains problèmes irréductibles : malgré les efforts des peintres, il leur fallait toujours imaginer ce que peut être un homme crucifié, car ils n’en avaient jamais vu. Mais la naissance célébrée d’un enfant, ils savaient ce que c’est. Cette naissance, ou plutôt les premiers instants qui la suivent, la mère avec le nouveau-né, le père, les témoins qui entrent dans la pièce, ils les avaient tous vécu.
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Entrer dans la crèche de Noël
C’est ainsi que saint François a eu une idée géniale : non seulement montrer une Nativité réaliste, mais faire littéralement entrer les chrétiens dedans. En 1227, à Greccio, il a invité les villageois à fêter Noël dans une grotte dotée d’une mangeoire, d’un âne et d’un bœuf. Avisant un enfant, il l’a pris dans ses bras. Et pour tous, l’enfant (qui s’est éveillé, a souri et s’est mis à jouer avec la barbe de saint François) est devenu Jésus. Aussitôt, plus d’une crèche vivante a vu le jour ; les villageois jouaient la vierge Marie, Joseph, les bergers et les mages ; ils n’étaient plus devant la scène divine, mais dedans.Giotto a représenté cette nuit de Noël dans les fresques de la basilique d’Assise. Non pas Noël en soi, mais la Noël de 1227, avec les frères, les fidèles laïcs, le prêtre et saint François en dalmatique, puisqu’il était diacre. Mais rapidement, on s’est pris à peindre de façon réaliste la Nativité elle-même, empruntant le décor aux étables du temps, les costumes aux costumes de tous les jours, les animaux à la ferme. De là sont nés d’innombrables tableaux bibliques, mais aussi les célèbres crèches napolitaines et, plus tard, les délicats santons de Provence. Dans ses représentations chrétiennes, chacun peut se reconnaître, le meunier, la poissonnière et même le maire en écharpe tricolore. L’anachronisme n’a aucune importance ; l’important, c’est que le spectateur se trouve transporté dans la scène, marchant dans la montagne, arrivant devant la grotte ou l’étable, se penchant devant le petit-enfantl’enfant. Qu’il ne soit plus spectateur, mais acteur. Qu’il entre dans le mystère, au lieu de rester sur le seuil.
Ressentir le mystère
Les crèches vivantes jouées sur le parvis des églises ou leur équivalent de bois, de tissu et de papier mâché, les crèches napolitaines pèchent quelquefois par leur théâtralité. À vouloir montrer beaucoup, on disperse le regard. Mais il existe une autre voie, celle qui concentre l’attention sur la sainte Vierge Marie, Joseph et l’Enfant. Quelquefois le mufle du bœuf pointe au-dessus de la mangeoire, souvent des anges occupent le haut du tableau ; le cœur de la scène demeure cependant ces deux ou trois visages, une mère, un père, un nouveau-né.Pour voir cette vidéo pour devez activer Javascript et éventuellement utiliser un navigateur web qui supporte la balise video HTML5
Ainsi la Nativité peinte par Philippe de Champaigne en 1643 pour une chapelle de l’église de l’Oratoire à Paris. De façon intentionnelle, Champaigne renonce aux bergers et aux mages. Il sépare les anges de Marie et Joseph par une bande sombre, distinguant ainsi deux ordres de réalité. Celle qui domine, en taille comme en luminosité, est la réalité humble, immédiate, sensible, de l’enfant qui vient de naître. Il est emmailloté, selon l’usage du xviie siècle. Les attributs symboliques sont présents : le drap blanc annonce à la fois le linceul et le vêtement blanc de la Résurrection, la paille dessine comme un orbe de gloire, Marie prie et Joseph a les mains croisées sur la poitrine, geste de l’adoration. Les couleurs, les noirs, les lointains sont splendides. Mais les visages sont effleurés par la douce lumière d’un flambleau invisible, comme il en serait dans une vraie maison en pleine nuit, et l’on sent presque le souffle chaud des narines du bœuf sur la tête de Jésus.
Au plus près de Marie et de Jésus
Resserrons encore le regard. Deux décennies après Champaigne, en 1667 un autre grand peintre français, Noël Coypel, reçoit commande d’une Nativité pour l’oratoire du château des Tuileries, à Paris. C’est un château royal, mais Coypel n’en choisit pas moins une représentation très intime. Tout décor a disparu. Du classicisme français, Coypel retient la rigueur du dessin et de la construction. Aux frères Le Nain et à Georges de La Tour, il emprunte le point de lumière unique, la chandelle que tient Joseph, même si les langes de Jésus sont en fait plus clairs, comme si la véritable lumière était l’Enfant-Jésusl’Enfant. La main tendue de Joseph et ses sourcils levés sont les marques de l’étonnement. Il n’adore pas, il est comme ébloui. C’est un sentiment plus naturel, plus immédiat.La bienheureuse vierge Marie porte, comme chez Champaigne, une robe rouge. Cependant, elle a délaissé son manteau bleu et l’auréole. Elle apparaît donc sans ses attributs traditionnels, au naturel. Son voile, à peine visible, est le voile que porterait toute jeune femme du début du règne de Louis XIV. Elle est très jeune. Quant à Jésus, c’est un bébé, un bébé on ne peut plus réaliste, potelé, gigotant, portant une main au visage pour se protéger de la lumière. Marie le porte dans ses mains comme si elle l’offrait au spectateur — c’est une offrande, l’offrande de l’Agneau —, mais elle le couve du regard. Et elle sourit, la tête doucement penchée, cédant à la tendresse à laquelle cet enfant appelle.
Cette fois, nous sommes au cœur intime du mystère biblique. Cette scène, le peintre l’a vécue, le fidèle qui regarde l’a vécue, tout être humain l’a vécue. C’est la naissance de Dieu fait homme, et c’est la naissance d’un homme. Aucun autre épisode de l’Évangile, sauf peut-être la mise au tombeau, ne nous permet de nous approcher d’aussi près du mystère, d’être à ce point dans le mystère.
Là est la raison de l’attrait profond que Noël exerce sur les chrétiens. Cette intimité, ce sentiment d’être dedans. Nous savons ce qu’est une naissance, et puisque nous le savons, nous pouvons entrer dans l’Évangile et suivre la vie de JésusJésus au long de sa vie, jusqu’à sa mort, jusqu’à sa Résurrection.