« Venez à l’écart dans un endroit désert », dit Jésus, « et reposez-vous un peu ». Il dit cela aux disciples qui reviennent de mission et qui, en effet, peuvent vouloir se reposer. Les routes de Terre sainte sont, comme chacun sait, torrides et passablement poussiéreuses.
Et donc, quoi de mieux que le merveilleux décor du plateau d’Assy, de la chaîne des Fiz, du val Montjoie et du massif du Mont Blanc, quoi de mieux que cette montagne splendide, que ce replat verdoyant perché au-dessus de l’agitation de la vallée de l’Arve et au pied des augustes crêtes du désert de Platé, quoi de mieux, me suis-je dit, pour chanter les joies d’un repos bien mérité ?
J’allais donc prêcher aussi joliment que je pourrais sur les vaches, les myrtilles et le silence des sommets, quand la fin de l’Évangile d’aujourd’hui a arrêté mon élan vacancier.
« Saisi de compassion », Jésus, rattrapé par la foule, décida de ne pas écouter sa fatigue, et se remit à prêcher.
Jésus aurait pu invoquer son droit au repos, dire qu’on lui en demandait trop, que cette façon de courir après lui était du harcèlement, mais non : à voir ces visages tendus par l’espoir ou l’angoisse, il a été ému et il n’a pu se dérober.
Et il me semble que ces quelques mots, « saisi de compassion », expliquent à eux seul la mission chrétienne et la charité chrétienne.
Nous, chrétiens, n’agissons pas et ne parlons pas parce qu’il le faudrait, mus par un commandement abstrait ; nous n’agissons et ne parlons pas pour défendre des positions, pour sauvegarder un patrimoine de morale et de foi ; nous parlons et nous agissons parce que, comme Jésus, nous sommes saisis de compassion.
Saisis de compassion par tel drame, telle misère ; saisi de compassion par des visages bien concrets. Pour avoir été aumônier de jeunes, je peux vous dire que je n’ai aucun plaisir à répondre à une heure du matin au coup de téléphone de tel garçon ou de telle fille qui a besoin d’aide, qui est malheureux, ou qui est perdu. À une heure du matin, moi, je dors. Mais je ne peux pas ne pas répondre. Tant pis pour ma nuit. Je boirai du café.
Je ne peux pas ne pas répondre. Ils sont comme des brebis sans berger, et c’est le plus puissant des appels, celui qui prend au cœur.
Ceux d’entre nous qui assistent un proche, un époux malade, parfois jusqu’à l’épuisement, ceux d’entre nous qui se retrouvent à servir les sans-abris ou les prostituées, à animer des pèlerinages ou à faire le catéchisme, savent de quoi je parle. Ils ne font pas cela d’abord par devoir, ils le font par besoin. Parce que leur cœur les y appelle. C’est comme cela qu’un saint Vincent de Paul, une mère Teresa, une sœur Emmanuelle se sont retrouvés dans les chiourmes, dans les mouroirs ou dans les bidonvilles alors qu’ils n’avaient pas du tout prévu que leur vie tournât ainsi : parce qu’ils ont été saisis de compassion. C’est comme cela que nous tous, nous nous levons, et nous acceptons de servir.
La charité par devoir n’est pas une charité. Elle nous met en paix avec notre conscience, et c’est déjà bien, mais la vraie charité est ailleurs.
La vraie charité, c’est d’avoir le droit de se reposer, le droit de prendre sa retraite, le droit de dormir, et de se relever parce qu’un enfant, un ami, un parent nous appelle. La vraie charité, si j’ose dire, a à la fois le cœur battant et les membres courbatus. Car à être saisis au cœur, nous éprouvons enfin, même si c’est inattendu ou fatiguant, cette joie profonde qui est la joie de l’amour. Et nous nous donnons aux autres, heureux de répondre « oui ».
Que le Seigneur nous donne cette morsure d’amour, qu’il nous donne cette compassion dans laquelle, bien plus qu’en aucun repos, nous trouverons notre bonheur.