Passion et passions
Les apôtres étaient des gens prudents. "Retournons en Judée" leur dit Jésus. Les apôtres de répondre : "Ça ne va pas ! Les Juifs veulent te lapider et tu retournes là-bas !". Dans un soupir Philippe dit aux autres : "Allons-y nous aussi, et nous mourrons avec lui" (Jn 11).
Dieu, lui, n’est pas prudent; Jésus n’est pas prudent ; il va à la mort, vulnérable. Où sont les gardes suisses ? Où est la voiture blindée ? Où sont les légions d’anges ?
L’accueil à Jérusalem ressemble pourtant à un triomphe. "Des foules nombreuses" disent les organisateurs; "Les disciples" ou "des enfants" disent d’autres observateurs. "Réjouis-toi, Jérusalem ; c’est le Messie, c’est ton Roi qui vient à toi. Béni soit celui. qui vient au nom du Seigneur. Le Royaume vient ; Hosanna au plus haut des cieux ". Le Roi vainqueur arrive ; mais, dites-moi, où sont les arcs de triomphe, où sont les vaincus enchaînés ? Dérision de ce minable cortège, de cet ânon, de ces manteaux jetés à terre en guise de tapis rouges royaux.
Marc ajoute ceci : "Jésus entra à Jérusalem, dans le temple ; et après avoir tout regardé autour de lui, comme il était déjà tard, il sortit pour aller à Béthanie avec les Douze". Je suis bouleversé par ce regard de Jésus, sans un mot, sans un geste, selon Marc. "Après avoir tout regardé autour de lui". Il sait que tout est joué, que le prophète va être assassiné ; le vrai temple de Dieu va être détruit. Jésus sait qu’il va mourir. Quelques jours encore et ce sera la Passion.
Souffrance et mort, trahisons, procès et torture, mise en croix, l’abandon. "Pourquoi m’as-tu abandonné ?". Place à la haine, à la vengeance, à la lâcheté, à l’angoisse.
Mais au coeur de cette Passion courent une multitude de passions d’amour, de désirs fous. C’est passionnément que Dieu aime son Fils : "Il est mon Bien-Aimé". C’est passionnément que "Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils" ; c’est passionnément que le Fils se tourne vers le Père : "J’ai soif" dit Jésus. Bien sûr, il a perdu du sang, mais bien plus : "Mon âme a soif de toi, alors même que l’on me tue". C’est passionnément que Jésus continue d’aimer : "Pardonne-leur, Père, ils ne savent pas ce qu’ils font". Présence amoureuse de cette femme, Marie, et de cet homme, Jean, près de la croix. Jésus poussa un grand cri ; ce n’est pas un dernier soupir; c’est un cri : le cri de tous les malheureux, de tous les crucifiés de tous les temps. "Des profondeurs, de toutes les profondeurs humaines, je crie vers toi, mon Dieu".
Alors cette Passion du Christ, éloge de la faiblesse, de la souffrance, de la mort ? Non ! passion de la vie, passion de la vérité de Dieu et de la vérité de l’homme. "Le prophète a dit la vérité, il doit être exécuté" (Guy Béart). Jésus s’est fait "obéissant jusqu’à la mort" dit saint Paul. Quel mot dangereux ; comme si Dieu avait donné l’ordre à son Fils d’aller se faire tuer et l’aurait abandonné à son sort ! Comment celui qui a retenu le bras armé d’Abraham qui allait tuer son fils bien-aimé aurait-il pu vouloir que son Fils à lui fut mis à mort ?
L’obéissance de Jésus n’est pas l’obéissance de l’esclave à son maître ou du soldat à son officier. Il y a un mot grec pour dire cela (hupotagè), jamais utilisé dans le Nouveau Testament. C’est l’obéissance (hupoacoueïn) de celui qui est et qui reste "oui" devant son Père, quoi qu’il arrive ; c’est la confiance éperdue ; c’est l’écoute du coeur; c’est "Shema Israël", écoute. C’est "Écoute" de la Règle de saint Benoît.
Le Père a entendu le cri des profondeurs. Il ne l’a pas laissé tomber; il l’a exalté, lui a donné un nom au dessus de tout nom, et il l’a fait Seigneur. Par delà toute mort.
Cette traversée est offerte à tous, à vous, à moi. "Comme le Père m’a aimé, aimez-vous les uns les autres" ; aidez-vous à vivre dans le détail des jours. En dépit de tout. Dieu semble s’être retiré ; il se retire comme la mer se retire pour laisser surgir les continents. Nous sommes jusqu’à la fin des temps le coeur et les mains de Dieu. Restons "oui" devant lui et surtout ne blasphémons pas en l’appelant au secours de nos folies meurtrières. Nous laisser seuls, c’est un risque terrible pour nous comme pour lui. Mais, à vouloir éviter les risques, on passe à côté des chances, et les plus grands risque sont souvent les plus grandes chances. Dieu le sait qui a fait l’homme libre.
Références bibliques :
Référence des chants :