Et nous, mes frères, est-ce que nous ne serions pas aussi des aveugles ?
Non, bien sûr… Nous disons souvent : " oui, oui, je vois, je vois… "
Mais on ne voit que ce qu’on veut, ce qu’on sait déjà, ce qu’on croit savoir…
Je voudrais ce matin vous proposer un petit test :
Tout à l’heure, quand vous rentrerez à la maison, prenez dans vos mains le visage d’un de vos compagnons habituels, un conjoint, un enfant, un ami, et regardez-le longuement avec cette petite ride au bord de l’?il, la fatigue de ses lèvres, la lumière de ses yeux. Cherchez derrière ce visage, l’autre, avec le nom secret inscrit sur la petite pierre blanche, que nul ne connaît sinon celui qui aime de tout son c?ur.
Ce sont les jeunes mamans qui m’auront appris à regarder ; elles interrogent pendant des heures le visage de leur bébé : " Qui est-il ? Que deviendra-t-il ? ". Comme les amis d’Elisabeth à la naissance de Jean-Baptiste.
A la sortie de la messe, tout à l’heure, l’un ou l’autre peut-être vous tendra la main. Au lieu de passer rapidement en lui glissant éventuellement une pièce, arrêtez-vous, prenez le temps non pas pour dévisager – d’un regard critique – mais de l’envisager de tout votre c?ur.
On raconte qu’un vieux rabbin demandait à ses auditeurs :
" – A quoi peut-on reconnaître, le matin, qu’on est passé de la nuit au jour ?
– Peut-être quand on peut distinguer, au loin, un chien d’un mouton.
– Non, dit le rabbin.
– Quand on peut distinguer, sans peine, un dattier d’un figuier ?
– Non, dit encore le rabbin. Mais c’est lorsque, perdu dans une foule, le visage d’un pauvre inconnu nous devient aussi précieux que celui d’un de nos proches. Si cela ne vous est jamais arrivé, c’est qu’il fait encore nuit dans votre c?ur. "
Prendre le temps de regarder – pas seulement avec son ventre, pour prendre, pas seulement avec sa tête pour tenter de comprendre, mais avec son c?ur, pour apprendre.
Je rêve d’une émission à la Télé qui prendrait le temps de donner à voir et je voudrais, ce matin, vous partager le bonheur de cette icône de Roublev, qui nous a été donnée par une moniale orthodoxe, et que nous avons accrochée dans notre petit oratoire au fond de la cour. Nous l’avons intitulé : "Le Christ à la porte " à cause de cette parole de l’Apocalypse : " Voici que Je suis à la porte et que je frappe et si quelqu’un entend ma voix et qu’il m’ouvre, alors, j’entrerai… "
Je pense à ce poème de Gilles Baudry : un moine bénédictin.
" Tu te crois seul,
et puis quelqu’un se tient debout dans l’embrasure de la porte, il ne dit rien mais à ces yeux qui le débordent, tu sens qu’il voudrait tant te délivrer de fraternelles confidences… "
Se laisser regarder…
Ce visage, ces lèvres, cette gorge sans défense. " et qui peut supporter le poids de ce visage cherchant asile et ressemblance… "
Peut-être que ce qui aura fait la différence entre les notables juifs et les premiers disciples de Jésus, c’est que ces derniers auront pris le temps de le regarder. Comme en témoigne l’apôtre Jean dans sa première épître :
" Ce qui était dès le commencement,
Ce que nous avons entendu,
Ce que nous avons touché de nos mains,
Ce que nous avons vu, longuement contemplé,
Nous vous l’annonçons,
afin que vous partagiez notre joie. "
Mais qui nous donnera de voir ?
Il nous faut pour cela aller aussi à la fontaine de Siloë nous baigner dans l’eau qui régénère ; seuls aux c?urs purs il sera donné de voir Dieu. Le Carême est un temps pour se replonger dans l’eau de notre baptême, au travers du sacrement de pénitence, le temps de nous avouer. Alors non seulement le Christ s’encadrera dans l’embrasure de notre porte mais il entrera, se mettra à table avec nous, nous partagera son corps et son sang. C’est ce que nous allons faire maintenant au c?ur de cette célébration.
Références bibliques :
Référence des chants :