Le pauvre Lazare, le riche et ses frères
Nous connaissons cette histoire depuis longtemps. Il faut dire que cela fait longtemps quâelle a été racontée. Figurez-vous que ce nâest pas Jésus qui lâa inventée. Les exégètes nous disent quâon la racontait déjà en Égypte au VIe siècle avant Jésus Christ. Cette petite histoire a traversé les frontières et les rabbins juifs aimaient la proposer à leur tour aux fidèles dâIsraël. Jésus sâen est saisi. Mais il va la modifier, la raconter dâune autre façon, à sa manière.
Avant dâentrer dans ces détails, disons-le tout net, à première lecture cette parabole nous met mal à lâaise. Elles sont abruptes tout de même ces paroles de Jésus sur lâargent, la richesse, les riches. Ces paroles semblent même excessives, sans nuances : malheur aux riches !
On a envie de dire : lâargent que nous gagnons, câest notre vie dépensée dans le travail, notre intelligence, nos forces, notre compétence, notre fatigue, mises au service de notre famille, au service de la société. Et puis, il est naïf de prononcer des simplismes sur lâargent et le profit, au nom dâun évangélisme sommaire. De lâargent, du profit, il en faut pour faire vivre une entreprise, payer des salaires, créer des emplois et permettre les progrès considérables dont nous profitons au XXIe siècle.
Il serait inconcevable que Jésus ait pu prononcer des paroles qui condamneraient ces richesses-là. Ce nâest évidemment pas cela, heureusement. Il reste que Jésus nous met sérieusement en garde contre lâaveuglement que peut générer la richesse. Comment comprendre cette parabole ? Pour faire simple, jâai choisi de mettre en valeur deux mots prononcés par Jésus dans ce récit : abîme et parole.
Abîme. Jésus met en scène deux hommes : un homme riche aux vêtements de luxe qui festoie avec ses amis, pendant quâun pauvre, couvert de plaies agonise à sa porte. Le riche, Jésus ne lui donne pas de nom, câest un riche. Par contre, Jésus appelle le second « Lazare », un beau nom. « Lazare » signifie en hébreu : « Dieu aide ». Tout au long de la Bible, en effet, Dieu est du côté des pauvres, Dieu proteste au nom des pauvres. Dans cette parabole, Jésus proteste encore au nom des pauvres.
On intitule parfois ce récit : la parabole de Lazare et du mauvais riche. Mais, où voit-on que ce riche soit mauvais ? Dans cette histoire, il ne fait de mal à personne, on ne le montre pas en train dâinsulter, de rudoyer Lazare, ni quâil se soit enrichi frauduleusement. De quoi ce riche, qui nâa fait aucun mal, est-il coupable ? Quâest-ce quâon lui reproche ? Câest la distance, la distance quâil a mise entre lui et le pauvre. La grille de sa propriété est une vraie barrière, un mur infranchissable. Il nâa pas vu le pauvre. Câest comme sâil nâexistait pas. Plus loin, dans le texte, Jésus parlera dâun « abîme » Pour lâinstant, seul un portail les sépare, en ce monde. Un abîme infranchissable va rendre cette séparation définitive au séjour des morts. Lâabîme qui les sépare dans lâau-delà, câest celui que le riche a creusé sur la terre.
Un grand abîme. Gardons cette image. Lâimage est terrible et terriblement actuelle. On croirait que la parabole a été dite pour notre temps, de même que le texte foudroyant du prophète Amos. Les paroles quâil prononce, et avec quelle vigueur, contre les riches de son temps nous aident à prendre la mesure de la parabole. En effet, Amos ne parle pas simplement dâun riche et dâun pauvre, mais de son peuple tout entier. Il craint que le peuple dâIsraël sâeffondre. Câétait au VIIIe siècle avant Jésus Christ . Si ça continue, dit-il, il nây aura plus de peuple en face des Assyriens qui menacent, le peuple sera désuni, tant les injustices sociales sont scandaleuses, tant se creuse lâécart entre les riches et les pauvres et tant les puissants et les gouvernants sâenferment dans le luxe de leur tour dâivoire, sans se soucier de lâavenir de leur pays.
Eh bien ! je vous propose dâaccueillir la parabole de Jésus aujourdâhui, de lâentendre dans cette dimension-là. Pas seulement lâhistoire dâun riche et dâun pauvre, mais lâhistoire de nos sociétés.
Le grand abîme. Jésus nous met en garde contre ce grand abîme qui se creuse entre les riches et las pauvres et qui, à plus ou moins long terme, est une menace pour la terre entière.
Un grand abîme entre lâhémisphère nord et lâhémisphère sud. Entre les peuples qui sâenfoncent dans la misère et la famine et les pays riches qui souffrent des maladies de lâabondance. Un grand abîme entre les privilégiés de nos sociétés et les exclus de toute sorte. Il est inacceptable que des millions de gens, des milliards vivent aujourdâhui, comme on dit en dessous du seuil de pauvreté. Câest une injustice qui, à la longue, ne peut que provoquer la révolte. Les pauvres sont légions, à nos portes. Jésus continue de les appeler « Lazare » et il ne cesse pas de protester au nom des pauvres. Mais qui lâentend ? Nous, lâentendons-nous ?â¦
Câest la deuxième partie de la parabole. Câest le deuxième mot retenu : « parole ». Après sa mort, le riche supplie Abraham dâenvoyer Lazare dans la maison de son père : « Jâai cinq frères, quâil les avertisse pour quâils ne fassent pas comme moi et ne viennent pas eux aussi dans ce lieu de torture. » Abraham répond : « Ils ont la Loi et les prophètes ». Non, dit le riche, « Si quelquâun dâentre les morts vient les trouver, ils se convertiront ». Sâils nâaccueillent pas Moïse et les prophètes, répond Abraham, quelquâun pourra bien ressusciter, ils ne seront pas convaincus.
La leçon est claire, Dieu nâa pas dâautre manière de secouer notre tranquillité et de nous ouvrir les yeux que sa Parole. Dieu nous a parlé en envoyant son Fils. Jésus nous décrit, à longueur de pages dans lâÉvangile, le monde que Dieu veut, un monde de frères, une terre habitable pour tous. Pour les chrétiens, la solidarité envers les pauvres nâest pas une matière à option. Croire, câest agir et se battre pour transformer le monde. Pour frapper nos imaginations, Jésus brossera un jour un tableau saisissant, il annoncera une nouveauté aux conséquences religieuses et sociales révolutionnaires. Il sâidentifiera aux affamés, aux déguenillés, aux prisonniers. « Jâai eu faim, jâai eu soif, jâétais nu. » Heureusement, nous sommes nombreux à entendre cette Parole, on ne compte plus ceux et celles qui donnent de leur vie, de leur temps, de leur argent pour combler lâabîme. Et les chrétiens nâen ont pas le monopole. Tant dâhommes, de femmes, dans les ONG, les associations luttent pour un monde plus juste. Ils sont nombreux ceux qui ont compris que la vraie richesse, câest lâhomme.
Malgré les tragédies de ce monde, la vie pourrait devenir prodigieusement belle si tous les hommes de bonne volonté et, au premier plan, tous les responsables de nos pays décidaient dâêtre vraiment solidaires. Sur le « grand abîme », il est temps pour nous, chacun à sa manière, dâinventer des passerelles.
Références bibliques :
Référence des chants :