Contrairement à ce que l’on pourrait comprendre spontanément, ce n’est pas d’abord pour rappeler une histoire du passé que l’auteur de l’évangile, saint Luc, situe son récit avec tant de précision historique et géographique : « l’an quinze du règne de l’empereur Tibère ». L’évangéliste y ajoute même des indications encore plus fines et identifiables par nos modernes chercheurs : les archéologues ont identifié des traces certaines du dénommé Pilate que nous citons dans notre Credo : « Jean, fils de Zacharie, parcourut toute la région du Jourdain ».
Si l’évangéliste choisit de nommer ces précisions, c’est plutôt pour dire que ce qui s’est passé là et à tel moment s’inscrit dans une longue tradition – et alors il reprend les paroles du prophète Isaïe : « Voix de celui qui crie dans le désert, préparez le chemin du Seigneur ». Cette tradition n’a pas fini son cursus et elle nous rejoint, nous, dans notre époque, et en notre lieu !
Ce qui se passe à l’époque du prophète Isaïe, ce qui se passe à une autre époque, celle du prophète Baruc dont nous avons entendu quelques lignes en première lecture, ce qui se passe à l’époque du dernier grand témoin et prophète de l’ancienne alliance, Jean, fils de Zacharie, appelé Jean le Baptiste, c’est l’expérience sans cesse renouvelée du peuple de Dieu qui a pu s’éloigner de Lui, ou qui a été déporté, exilé par de empires voisins, victime des puissants de ce monde ; mais Dieu n’abandonne jamais ce peuple qui devient ainsi un témoin permanent de la sollicitude dont Il entoure l’humanité tout entière, l’humanité à la recherche de la justice et de la paix pour tous les peuples : « Tu les avais vus partir à pied, emmenés par les ennemis, et Dieu te les ramène, portés en triomphe, comme sur un trône royal. »
On pourrait craindre que cette histoire soit d’un optimisme naïf ! Pourtant, génération après génération, les croyants en font l’expérience, le Seigneur n’abandonne pas les siens. Et si les détresses et les violences ne cessent pas au cours de l’Histoire des hommes, la vie des hommes est si précieuse aux yeux de Dieu qu’Il suscite, en tout temps et en tout lieu, des témoins et des disciples qui se nourrissent de sa force pour montrer le chemin de la victoire de la vie, de la confiance en Lui, de la construction en commun de la fraternité universelle des enfants de Dieu et du don de soi qui y conduit.
La tâche n’est jamais facile, mais elle trouve de belles occasions de se vérifier, de se donner à voir, comme la réalisation exemplaire de ce chantier pour rebâtir Notre-Dame de Paris en a fourni la preuve. « Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées ; les passages tortueux deviendront droits, les chemins rocailleux seront aplanis ; et tout être vivant verra le salut de Dieu. » Oui, les ravins qui séparent les hommes entre eux peuvent être comblés, les montagnes d’orgueil peuvent être rabotées, les tortueux mensonges peuvent faire place à la joie de la vérité, les obstacles déposés sur le chemin peuvent être remplacés par l’admiration réciproque de ceux qui concourent honnêtement : on peut se réjouir sans arrière- pensée de la réussite des autres qui fait grandir l’estime partagée. Nous pouvons désirer cela et y contribuer ; c’est en tout cas l’intention même de Dieu de le réaliser avec notre concours.
Et c’est une manière déjà d’entrevoir le salut qu’Il nous offre et le chemin que Lui-même nous indique pour marcher vers Lui, pour Le rejoindre puisqu’Il nous y appelle.
Ce matin, la peine du 15 avril 2019 est effacée. D’une certaine manière, et même si la sidération causée par l’incendie a pu être durable, la peine était déjà dominée quand la prière montait depuis les quais de Seine et de centaines de millions de cœurs dans le monde entier. La prière était déjà le signe d’une espérance encore étonnée d’elle-même, mais réelle. Le peuple immense de ceux qui cherchent Dieu pouvait déjà chanter : « quitte ta robe de tristesse et de misère, et revêts la parure de la gloire de Dieu pour toujours, enveloppe-toi dans le manteau de la justice de Dieu ... »
Et nous voici autour de cet autel que, dans quelques instants, je vais devant vous consacrer pour qu’il soit la table du sacrifice du Christ, le lieu où Il donne sa vie pour tous. Le matériau choisi par l’artiste, le bronze, entre dans un dialogue franc avec l’édifice de pierre, c’est le premier saisissement qui nous étreint. Et ce bloc de l’autel, comme issu de la terre pour le sacrifice, s’apprête en une table fraternelle pour le repas du Seigneur. Il forme avec l’ambon, dans un échange sans confusion, la table de la Parole et celle de l’Eucharistie. Quant aux lignes de l’une et l’autre pièce de ce mobilier, leur pureté, leur simplicité, sont extrêmement accessibles voire accueillantes ; une puissance de vie, une force apaisée émanent de cette simplicité même, répondant à la demande de l’Église que les composantes de la liturgie soient toutes marquées de noble simplicité.
C’est le Christ même que nous mettons ici au centre de notre eucharistie, au centre de notre assemblée ; saint John-Henry Newman désignait l’autel comme ce centre vers lequel convergent tous nos regards, nos regards de croyants.
De quel amour nous allons entourer cet autel ! Ce n’est certes pas un objet magique, mais c’est un instrument par lequel nous apprenons à voir le Christ au milieu de nous, comme le roc solide où notre foi s’appuie, comme le calvaire où l’on découvre jusqu’où va le don de soi et l’amour total, et comme la table autour de laquelle le Christ forme ses disciples.
De quelle tendresse nous allons l’entourer en appelant sur notre assemblée la puissance de sainteté de l’immense cohorte des bienheureux du ciel et de la terre ; en invoquant ensuite l’Esprit de Dieu qui transforme toute chose en instrument de paix et de joie ; en répandant sur lui l’huile de bonne odeur qui attire tout homme sur les chemins vertueux de l’amour désintéressé !
De quelle admiration encore nous allons l’entourer quand montera la fumée de l’encens avec toutes nos prières aux intentions les plus évidentes de la paix et de la justice pour tous les hommes et aussi aux intentions les plus cachées au secret de tous nos cœurs, et quand, revêtu de l’habit blanc du baptême, il resplendira de la lumière du ciel.
Enfin, quelle reconnaissance, quelle action de grâce nous pourrons faire monter vers le Père et le Fils en célébrant ensuite pour la première fois ici l’eucharistie qui construit le Corps du Christ, le Temple de l’Esprit, le Peuple de Dieu qui s’offre avec son Seigneur !
Frères et sœurs qui êtes invités particulièrement en ce jour, ne vous contentez pas de goûter le plaisir d’être là en un jour si particulier où la cathédrale de Paris retrouve sa splendeur, telle que personne ne l’a jamais connue auparavant : que vous soyez croyants ou non, vous êtes bienvenus pour participer à la joie des croyants d’ici qui rendent gloire à Dieu d’avoir retrouvé leur église-mère.
Et vous, évêques, prêtres et diacres, fidèles du Christ, baptisés, consacrés, serviteurs de l’évangile selon votre condition et votre mission particulière, frères et sœurs parisiens aimés, ne restez pas seulement éblouis de la beauté des pierres retrouvée, mais laissez-vous conduire jusqu’aux joies les plus grandes, jusqu’au don le plus beau que Dieu vous fait et nous fait de sa présence aimable, de sa proximité des plus pauvres, de sa puissance transformante dans les sacrements.
Comme notre sœur Madeleine Delbrêl – une humble croyante qui a fréquenté cette église, une servante des pauvres dans nos quartiers et ceux de la région parisienne – laissez-vous, comme elle, « éblouir par Dieu » ! Elle avait vingt ans quand cet éclair l’a touchée, et c’était il y a tout juste cent ans. Dieu est la liberté même, la liberté qui se livre, qui se donne ; Il se révèle à nous sur cet autel ; nous attendons sa venue en notre chair, à Noël qui approche.
Nous nous sentons réjouis de ce que nous voyons, nous savourons ce moment qu’il nous est donné de vivre, nous aimons ce rassemblement où nous sommes unis, et nous rêvons qu’il en puisse en être ainsi dans notre société tellement inquiète.
Mais ce matin, la source de notre joie est encore plus profonde et durable : elle nous vient de Dieu même. Il est la cause de notre joie : n’hésitons pas à redire en tout temps avec le psalmiste : « quelle merveille le Seigneur fit pour nous, nous étions en grande fête ! »