« Église combien tu es contestable, et pourtant combien je t’aime ! Combien tu m’as fait souffrir, et pourtant combien je te suis redevable ! (...) Combien de fois tu m’as scandalisé, et pourtant tu m’as fait comprendre la sainteté »[1].
Cette émouvante apostrophe est adressée à l’Église par un disciple de Charles de Foucauld, Carlo Carretto, le fondateur des Petits Frères de l’Évangile. J’étais plongé dans sa lecture lorsque me parvint l’invitation à prononcer l’homélie de cette messe célébrée à l’occasion de l’assemblée plénière des évêques. Sur le moment j’ai été abasourdi. Non qu’il s’agît d’une obligation en soi pesante mais, en la circonstance, fort peu dans mes cordes. Parce que la chaire n’est pas le prétoire, j’ai accepté. Les textes liturgiques de ce dimanche seront notre guide : ils tracent un chemin de conversion. J’ai cité en commençant le Père Carlo Carretto, pour la raison que ce Jean Baptiste des temps modernes n’a jamais recouvert de silence ce qui devait être connu, non plus que ses convictions religieuses les plus intimes. Son authenticité me séduit.
L’authenticité ! Elle est au cœur de l’épisode que nous venons de lire dans l’Évangile de Marc. C’est au nom de l’authenticité que Jésus fustige l’hypocrisie du gratin religieux de Jérusalem ; elle dissimule mal l’abîme entre la piété affectée des scribes imposteurs et leur conduite odieuse. C’est au nom de l’authenticité que Jésus met en lumière le geste, inaperçu de tous sauf de lui, de la veuve du Temple ; en dépit de son indigence, elle donne ses dernières piécettes au Trésor.
La veuve du Temple en rappelle une autre, celle de Sarepta qui, mille ans auparavant, donna son dernier pain au prophète Élie. Deux femmes, deux pierres vivantes de l’Église. Elles sont exemplaires.
Leur générosité n’a aucun rapport avec les moyens dont elles disposent ; elle part du cœur. D’un don infime que la veuve du Temple met dans le tronc, le Trésor est grossi au-delà de toute mesure. De son ultime poignée de farine et de sa dernière goutte d’huile, la veuve de Sarepta sauve Elie. Aujourd’hui encore, il nous est donné de le vérifier : les petites gens ne se plongent pas dans des calculs de dégrèvements fiscaux au moment de donner. Ils prennent sur leur indigence. Les vrais pauvres savent que ce n’est pas le montant qui compte, mais l’esprit qui inspire le don, la part coûteuse arrachée de soi qui lui confère son aloi.
L’authenticité ! Dans un monde où la Parole de Dieu est de moins en moins entendue, se laisser nourrir par elle, reste le seul moyen de changer en eau vive la Mer Morte qu’est devenue notre société. Pour nous chrétiens, c’est un devoir d’être authentique, d’avoir la passion et le courage de l’authenticité. Que des agresseurs qui avaient pourtant reçu mission d’enseigner que le joug du Seigneur est facile à porter et son fardeau léger (Mt 11, 30), aient imposé à des victimes innocentes des croix insupportablement lourdes, fait outrage à l’authenticité. Mais ce drame de l’hypocrisie ne doit pas occulter l’attitude exemplaire de tant de fils et de filles de l’Église qui s’efforcent quotidiennement de vivre leur fidélité et d’être authentiques. Le reconnaître est un devoir de justice.
Je sais qu’elle est à même de conduire sur le chemin de la sainteté.
Je sais aussi que, pour réparer les offenses subies, panser les blessures, aider à refaire surface, guérir les traumatismes, il faut traiter avec la plus grande charité celui ou celle qui a été sali dans son intégrité.
Pour fuir un monde de ténèbres, il convient de tirer exemple de l’authenticité de la veuve de Sarepta et de la veuve du Temple. Leur geste communément passé inaperçu ou dénué de sens, est regardé comme une folie aux yeux du monde. Il est lumière.
J’ai introduit cette homélie par une apostrophe du fondateur des Petits frères de l’Évangile. Je la conclus en le citant une nouvelle fois. « Non, ce n’est pas mal de critiquer l’Église quand on l’aime. C’est mal de la contester quand on se tient sur la touche comme des purs. Non, ce n’est pas mal de dénoncer le péché et ses dépravations, mais c’est mal de les attribuer aux autres seulement et de se croire innocents, pauvres, bons. »[2]
[1] Carlo Carretto, J’ai cherché et j’ai trouvé, Paris, Cerf, 1983 p.159.
[2] Op. cit., p.163.