Il était une fois un jeune dominicain. Ce n’est pas moi : je ne suis plus jeune.
Il était une fois un jeune dominicain qui avait de grandes ambitions pour lui-même. De belles ambitions. Il voulait être un grand intellectuel, un grand spirituel, un grand prédicateur. Il se voyait déjà convertissant les foules.
Or notre jeune dominicain était doué de nombreux talents. Il excellait aux études, il priait fort pieusement et il avait, sans nul doute, le don de la parole. Le problème… Le problème, comme il ne tarda pas à s’en apercevoir, c’était les autres dominicains. Ceux qu’il appelait ses « frères ».
Parce qu’au bout de deux ou trois ans de vie au couvent, il était devenu sérieusement agacé par tel frère qui chantait trop fort et surtout beaucoup trop faux, tel frère qui prenait la mouche pour un rien, tel frère qui mangeait si salement que son menu des quinze derniers jours s’étalait sur son habit, tel frère qui prêchait en dépit du bon sens, tel frère enfin qui n’avait pas passé le balai dans sa chambre depuis, en gros, la mort du président Pompidou. Bref, par ce bouquet d’hommes imparfaits, maladroits et pétris de défauts. Il était pire qu’agacé : il était déçu. Et sa vocation se mit à flageoler.
En réalité, si haut que fût son idéal, le jeune dominicain n’avait rien compris. On ne lui demandait pas d’être excellent ; on ne lui demandait même pas d’avoir raison — c’est facile d’avoir raison ; il suffit d’être un peu dégourdi du cerveau — ; on lui demandait d’être un frère. C’est-à-dire qu’on lui demandait d’aimer ses frères. Et c’était beaucoup plus difficile que tout le reste.
Car tel est le paradoxe de l’enseignement de Jésus. Il semble très simple. Un seul commandement : « Aimez-vous les uns les autres. » Voilà qui est lumineux. Lumineux et impossible.
Comment, en effet, peut-on commander l’amour ? Comment puis-je ordonner à une personne d’aimer une autre personne ? L’amour est un don, il advient librement, mais il ne se commande pas !
Puis les années passèrent. Notre jeune dominicain connut des succès et quelques revers, les joies et les chagrins de la vie religieuse. Il se reconnut fragile. Il n’avait pas réponse à tout, il lui arrivait même de se sentir désarmé devant la souffrance, la sienne et celle des autres.
Et c’est alors qu’il se surprit à constater qu’il était content de rentrer le soir au couvent, de retrouver ses frères, d’être patient avec eux, de se réjouir de leurs joies, de s’émerveiller de richesses qu’il n’avait pas encore vues. Il se surprit à constater que ses frères l’aimaient, lui, non pas pour ce qu’il rêvait d’être, mais pour ce qu’il était ; et qu’il les aimait, eux.
« Aimez-vous les uns les autres », c’est d’abord le chemin de la douceur et de la patience, qualités dont notre jeune dominicain (ce n’est toujours pas moi !) était notoirement dépourvu. C’est aussi le chemin de l’humilité et de la maturité, qui vont ensemble. C’est le chemin de toute une vie. Pour aimer, pour aimer en vérité, il faut avoir vécu, délaissé quelques illusions et appris sur soi-même ce qu’on ne voulait pas vraiment voir. Autrement, on n’aime pas : on parle d’amour et on joue à aimer.
« Aimez-vous les uns les autres », c’est le chemin de ceux qui sont blessés et ont découvert que sans l’amour d’autrui, on n’est rien. C’est un chemin de bonheur inattendu, qui connaît de nombreuses embûches et qui ne s’éclaircit qu’après qu’on a traversé la nuit — non : pendant qu’on traverse la nuit.
« Aimez-vous les uns les autres », c’est le chemin du cœur, et le cœur est bien plus résistant, fermé et défendu que l’intelligence. Il faut vivre pour le comprendre. Et parce qu’il avait vécu, notre dominicain (c’est peut-être moi, après tout), commençait en effet à le comprendre. Ce qui l’a rendu très heureux.