Paroles graves comme un adieu, une dernière recommandation
Chacun de nous sait lâimportance dâun testament. Il vous est arrivé à vous aussi de vous pencher sur un être cher pour ne rien perdre de ses dernières paroles. Les paroles que saint Jean met sur les lèvres de Jésus, ce jeudi soir, la veille de sa mort, sont des paroles graves, comme un adieu, une dernière recommandation, un testament, en somme. La liturgie de ce dimanche nous en fait lire le début seulement. Comment commenter ce texte sans en briser lâélan, comment le comprendre sans le dénaturer ? Dâautant que ce texte est subtil, déroutant même, reconnaissons-le. On peut être dérouté par trois phrases prononcées par Jésus :
. Dérouté parce quâil a dit du monde ;
. Dérouté par ce quâil a dit de la gloire ;
. Dérouté par ce quâil a dit de la vie éternelle.
Ce quâil a dit du monde : "Ce nâest pas pour le monde que je prie". Comment cela ? Et nous qui nâen finissons pas de prier pour le monde à longueur de messes, pour quâil nây ait plus de guerres, moins de famine, pour quâil y ait plus dâamour, de partage, de pardon⦠et voici que Jésus, lui, ne prierait pas pour le monde ?
Savez-vous que saint Jean, dans son évangile, emploie le mot monde en deux sens différents ? Tantôt, câest la société dâhommes, de femmes, dâenfants, telle quâelle est, notre monde en somme. Bien sûr que Jésus prie pour ce monde, bien sûr que Jésus aime ce monde. Il est venu dans ce monde non pour le juger ou le condamner, mais pour le sauver. Il a donné sa vie pour sauver ce monde.
Tantôt lâapôtre Jean emploie le mot monde pour désigner lâensemble des forces mauvaises qui pervertissent le monde et ruinent les relations humaines, "lâesprit du monde" dont il faut bien se garder. À cette lumière, aucune peine à comprendre ce que Jésus a voulu dire, aucune peine à comprendre ce que Jésus a dit ailleurs à ses disciples : "Je vous envoie dans le monde, le Royaume est là, mais méfiez-vous du monde".
Continuons la lecture. Il y a de quoi être dérouté aussi par ce que Jésus dit de la gloire : "Père, lâheure est venue maintenant, glorifie ton Fils afin que ton Fils te glorifie⦠Toi, Père, glorifie-moi maintenantâ¦".
On croit rêver. En effet, la gloire, quâest-ce que ce mot évoque pour nous ? Couronne, auréole, défilé, podium, diplôme, coupe, succès éclatant. Jésus parle de recevoir la gloire, alors quâil est sur le point dâêtre arrêté. Il est trahi par lâun des siens. Ses ennemis sont sûrs enfin de se débarrasser de lui. Ses amis vont le quitter. Pas glorieux, tout cela ! Un échec sur toute la ligne !
Pas glorieux, en effet, au sens de gloriole ! Mais savez-vous que dans la langue de Jésus, la langue hébraïque, le mot "gloire" signifie : "Ce qui fait du poids". Eh bien ! Une vie donnée, ça fait le poids, une vie offerte par amour, ça fait le poids. La splendeur dâune vie qui est entièrement amour, ça fait le poids, câest cela la gloire. Pas étonnant que Jésus parle de gloire au moment de donner sa vie.
Lâécrivain Flaubert, vous le savez peut-être, parmi ses Åuvres a laissé un petit recueil de trois Nouvelles. Lâune dâentre elles est consacrée à Jean-Baptiste. Flaubert raconte que les disciples de Jean sont venus récupérer son corps, après quâHérode lâeut fait décapiter. Et il conclut sa Nouvelle par cette phrase, ô combien significative : "La tête de Jean-Baptiste était lourde". Oui, lourde de la gloire dâune vie fidèle jusquâà la mort !
Au point où nous en sommes, jâaurais envie que nous prenions tous quelques instants de silence pour que chacun dâentre nous sâinterroge : "À quoi est-ce que jâattache le plus de poids dans ma vie ?". Nous serons bien obligés de convenir que nous donnons parfois de lâimportance à ce que nous appelons des réussites et qui nâen sont pas. Ce qui fait du poids aux yeux de Dieu dans nos vies sâappelle service, don de soi, partage, pardon. Cherchez bien, heureusement, nous vivons aussi des journées qui font le poids. Elles ne font pas de bruit mais elles font le poids !
Il nous reste un peu de temps, enfin, pour nous étonner de ce que Jésus dit de la vie éternelle. Beaucoup, et nous en sommes peut-être, reportent la vie éternelle après la mort, dans lâau-delà, selon la formule traditionnelle « et le paradis à la fin de vos jours. » Il est grand temps dâentendre ce que Jésus nous dit ce matin : "La vie éternelle, câest de te connaître, toi le seul vrai Dieu et de connaître celui que tu as envoyé, Jésus Christ".
Le mot "connaître" risque de nous égarer. Nous pensons quâil sâagit avant tout et peut-être exclusivement dâune affaire dâintelligence. Mais dans la langue de Jésus, la langue de la Bible, câest beaucoup plus. Connaître quelquâun, câest avoir avec lui une relation dâamour et de fidélité. La vie éternelle, ce sera bien sûr un jour la communion définitive des hommes en Dieu, mais câest, tout de suite, la communication avec lui, lâintimité avec lui. Câest tout de suite cette relation dâamour et de fidélité avec le Christ qui nous indique le chemin vers le Père. Câest tout de suite la construction du Royaume de Dieu, ici et maintenant. Câest tout de suite que nous devons créer ces avant-goûts de vie éternelle.
Tenez, vous savez ce quâest un appartement témoin. Lorsque lâon construit un immeuble dâhabitation, câest souvent que lâon achève et décore un appartement témoin qui permet de deviner ce que sera lâimmeuble achevé.
Eh bien ! La vocation des chrétiens, câest de réaliser tout de suite des appartements témoins qui permettront de deviner ce que sera le Royaume de Dieu, quand il sera achevé, ce que sera la vie éternelle.
Le Frère Timothy Radcliffe, qui fut ces dernières années le Maître général de dominicains, décrit avec émotion un de ces appartements témoins. "Jâétais au Rwanda pendant la période tragique où Hutus et Tutsis se massacraient. Jâai pu rendre visite à une petite communauté de religieuses. Certaines étaient Hutus, dâautres étaient Tutsis. Chacune avait des membres de sa famille qui avaient été massacrés. Elles étaient pourtant ensemble, réunies dans la prière et lâaffection. Au Rwanda, il y avait des quartiers dâenfer, il y avait aussi un coin de paradis !"
Sans aller jusquâà ces comportements héroïques et prophétiques, qui ne sont pas à la portée de tout le monde, chacun de nous sait bien prendre des initiatives, tenir des engagements, créer des relations, poser des gestes généreux qui sont comme des esquisses de la vie éternelle à laquelle Dieu nous appelle.
Voilà ! Ces quelques réflexions nous ont-elles aidés à mieux comprendre lâévangile de ce dimanche. ? Sommes-nous plus à lâaise avec le "monde" que Jésus nous demande dâaimer, tout en nous gardant de "lâesprit du monde". Avons-nous réalisé la différence entre la "gloriole" et la "gloire" et, enfin, avons-nous retenu que la "vie éternelle" nâest pas un lot de consolation pour plus tard mais notre vocation pour aujourdâhui ?
Références bibliques :
Référence des chants :