Une fois encore, lâévangéliste Jean nous fait témoins dâune rencontre entre Jésus et un homme de son chemin et nous montre que lâÉvangile, plutôt que comme une accumulation de préceptes, est à accueillir comme une histoire de rencontre entre Jésus et toute sorte de figures dâhumanité. On ne saurait mieux dire que ce qui compte le plus pour lui ce nâest pas ce quâil dit ni ce quâil fait, mais ceux pour qui il le dit et il le fait : lâaveugle-né, Zachée, la femme adultère et bien dâautres en son temps, nous-mêmes aujourdâhui.
Ils sont pour lui, nous sommes pour lui ceux en qui son regard vient révéler par-delà les apparences défavorables, les comportements douteux, les choix mortifères, la vérité profonde dâun être promis au relèvement et à lâaccomplissement, un être habité par la beauté que Dieu a mise en toute créature. Pour ce regard il ne sâagit pas seulement de traverser la couche de scories physiques et morales que certains accumulent dans leur histoire, mais aussi de percer le mur que dressent devant eux les préjugés, les peurs et les classifications de leurs contemporains. Lâaveugle-né est le symbole même des coupables, des rejetés, de ceux dont il faut se méfier a priori, car, sâils en sont là où ils en sont, ce nâest pas sans raison.
Nous le savons bien, il y a beaucoup de personnes dans notre entourage que nous ne voulons pas regarder, que nous nâosons pas regarder ou que nous regardons de travers. Lorsque la déchéance physique est criante, lorsque la noirceur morale obscurcit le visage de celui qui est en face de nous, il nous est difficile de le regarder en profondeur et de faire émerger dans nos yeux sa figure de créature à lâimage de Dieu. Il y a tant de filtres entre nos yeux et son cÅur : les uns dâordre physique, tels les canons de la beauté, de la rentabilité, de lâefficacité qui sont en vigueur dans notre monde, dâautres moraux : la loi, les préceptes, lâopinion publique. Il nâest pas question de dire quâils sont sans valeur, mais si Jésus ne sâen était pas affranchi, jamais lâaveugle de lâÉvangile ne serait sorti de sa condition de handicapé du corps et du cÅur.
Jésus ne sous-estime pas le fait quâon relève dâune appréciation et dâune condition sociales â il envoie lâaveugle se laver à la piscine de Siloé, dâautres fois il incite explicitement ceux quâil a guéris à se montrer aux prêtres â mais sâil ne sous-estime pas cette appartenance à un jugement de société, il nous invite à ne pas le confondre avec un regard de foi.
Son regard dit clairement quâun homme est toujours aussi autre chose que ce quâil apparaît, autre chose que ce que les définitions de la société font de lui. Son regard voit dans celui qui est à terre celui qui peut se relever, il voit en tout être, si mal en point soit-il, un être destiné à la vie et au bien. Son regard relève dâune autre logique, dâun autre amour que le regard social. Les docteurs de la Loi juive ne comprennent pas quâil puisse donner de la considération aux publicains et aux prostituées ; les pharisiens se demandent si cet aveugle guéri sur lequel Jésus a posé son regard est bien le même que celui quâils connaissent dans le quartier et qui est depuis sa naissance atteint de handicap.
À partir de là on peut se demander si les deux regards sont à jamais irréconciliables. Sommes-nous socialement capables de reconnaître dans des imparfaits des êtres qui sont, eux aussi, travaillés par lâappel vers le haut, dans des non-conformes des êtres qui sollicitent le respect et lâaccueil ?
Il ne sâagit pas de répondre à la place des autres. La question sâadresse dâabord à nous qui nous réclamons de lâÉvangile. La manière dont nous saurons rencontrer nos frères humains dépend de la manière dont nous nous serons laissés rencontrer par le Christ. Le temps du Carême est lâoccasion de côtoyer de plus près les catéchumènes.
On ne peut quâêtre impressionné par le témoignage de leur aventure spirituelle, une rencontre avec le Christ qui les bouleverse, qui les laisse désarmés et les pousse en avant, à la découverte de celui qui est venu illuminer lâobscurité de leur chemin. Pour notre part, par contraste, reconnaissons-le, bien souvent nous pensons notre foi, nous ne la vivons pas, elle est retranchement derrière une somme de préceptes et de principes, elle nâest pas ce quâelle devrait être, exposition de notre vie au regard du Christ qui veut nous donner à voir dans notre vie même une histoire de création et de libération, de naissance et de renaissance. Notre foi nâest pas un code dâinterdits, elle est une promesse de possibles, une liberté, une espérance.
Cette promesse habite toutes nos heures, y compris les plus bousculées, les plus obscures, les plus pauvres de réussite et de sens. Câest ce que le regard du Christ fait émerger au plus profond de nous-même, depuis le jour de notre baptême, où son amour a traversé la chape du péché pour libérer la vie en nous.
Câest cette expérience du Christ qui traverse notre histoire pour en mettre en évidence le sens profond qui doit déterminer notre regard sur lâhistoire de nos frères humains parce quâil lâhabite pareillement. Le Christ donne à voir toute vie pour ce quâelle est réellement : un amour à vivre, une confiance à tenir, une liberté à gagner. Telle est la valeur évangélique de toute vie, aussi bien celle du malade que celle du détenu, et celle du marginal de toute espèce. Le témoignage doit en être porté par les chrétiens, non seulement dans leurs relations personnelles, mais dans tous leurs engagements de société.
Références bibliques :
Référence des chants :