Faisons donc mémoire de la mort du Christ et de nos morts. Le 3 août 1914, la guerre ouvre sa gueule monstrueuse. Des torrents humains s’engouffrent dans les ravins de la mort. Dans ces quatre premiers mois, plus de 450 000 soldats français sont tués. Le tiers de nos pertes totales.
Certains hésitent à faire mémoire de la Guerre. Par peur de fêter la guerre aux dépends de la paix, par peur de revenir au passé aux dépends du présent, par peur de réveiller des haines aux dépends de la réconciliation. Je comprends ces craintes, mais la mémoire appartient à la dignité de l’homme : nous ne sommes pas des petits poissons rouges. Notre futur et notre espérance ne sont pas plus assurés parce que nous avons perdu la mémoire. Au contraire, en taisant notre passé, nous risquons d’affaiblir notre foi en « l’unique Dieu qui agit dans l’histoire » (Pape François, La joie de l’Évangile, § 247).
Durant ces quatre ans qui viennent, nous ne remuerons pas la boue lentement décantée au fond d’un étang. L’histoire est un fleuve et non une eau morte. Nous allons remonter à la source pour voir comment coule claire l’eau de Dieu dans le lit des siècles. Et nous allons chanter les miséricordes de Dieu, non pas à côté mais dans les tragédies. Notre Dieu meurt sur une croix pour nous dire qu’il n’est pas absent de nos maladies, de nos deuils, de notre folie, de nos guerres. Souvent, c’est même plutôt là que nous le trouvons. Nous allons faire mémoire jusqu’à retrouver Dieu au creux de la guerre. C’est là notre foi : il est le Seigneur du Cosmos et de l’histoire.
Faisons mémoire jusqu’au bout : c’est en allant jusqu’au fond du puits qu’on trouve l’eau cachée par l’obscurité. C’est ainsi, en affrontant notre histoire jusqu’au bout, que nous pourrons toucher l’amour de Dieu.
Si nous savons le trouver lui, le vrai Dieu d’amour, si nous savons reconnaître sa présence à froid dans l’horreur de nos guerres passées, alors nous pourrons le reconnaître à chaud dans les tragédies actuelles. Je pense aux horreurs commises en Irak et en Syrie contre les chrétiens mais pas seulement, je pense à tous ces pays tourmentés par les virus, les guerres ou les famines. Nous avons eu un été de sang. Les incroyants nous demandent : « Où est-il ton Dieu ? » dans ces catastrophes. Que répondons-nous ?
Si nous ne reconnaissons ses traces dans ces guerres éteintes, si nous ne savons pas voir Dieu de dos, après son passage, saurons-nous le voir de face dans ces drames actuels ? Rien n’est moins sûr. Et le pire n’est pas à exclure. Le pire n’est pas d’oublier Dieu mais de le mettre là où il n’est pas. Le pire est de confondre Dieu avec une idole de violence. En égorgeant au nom de Dieu. En torturant au nom de Dieu. Ceux qui commettent ces actes au nom de Dieu, ne sont pas des croyants, mais des idolâtres.
N’ayons pas peur de ce qui fut. Cet homme dans la guerre, fixons-le dans notre mémoire. Blessé dans sa chair par le fer, cabossé dans son âme par la peur, déformé dans son esprit par la haine, c’est l’homme « baptisé dans le réel ». Aucun de nous ne peut le juger. C’est lui que nous sommes. Nous abritons tous un amas de violences sous des carapaces de bienséance. Que fait Dieu avec cet homme-là ?
Le 5 septembre 1914, au premier jour de la première bataille de la Marne. Il a 41 ans, il commande sa section, il s’appelle Charles Péguy. Il a écrit :
« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu. […]
Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. »
(Eve, Collection La Pléïade, Œuvres poétiques complètes p. 1028).
Ce jour-là, il reste debout, suprêmement libre : « Dans toutes ces grandes épreuves, dans toutes ces grandes histoires, c’est beaucoup plutôt la force intérieure, la violence d’éruption qui fait la matière, historique, que ce n’est la matière qui fait et qui impose l’épreuve. » Il a découvert ce quelque chose en l’homme qui est plus fort que les conditions atroces imposées de l’extérieur. Il tient cela de sa foi : « la mort temporelle comme rien, comme insignifiance, comme un zéro au prix de la mort éternelle. » Mais Richard Hoffmann, artilleur dans l’armée allemande, écrit la même chose à sa mère le 22 septembre 1914 : « Pense au vieux dicton des chevaliers… "Parce qu’il est le seul à pouvoir regarder la mort dans les yeux, seul le soldat est un homme libre !" » (Paroles de poilus, éd. E.I.L, 2012, coll. Librio, p. 28)
Quelle foi en la vie éternelle ! Quelle liberté en face de la mort ! Dieu est là.
En cet été 1914, tous n’en sont pas à ce stade, comme l’avoue Henri Aimé Gauthé. Il monte au front en août, il n’a pas encore connu le feu, il a peur : « La foi me manque ; j’ai une foi stérile et creuse. Elle ne sert pas de moule à ma vie. Elle n’entretient pas une mystique à mes actions. Elle n’éveille qu’occasionnellement ma soumission. » (Paroles de poilus, éd. E.I.L, 2012, coll. Librio, p. 22)
Ce jour-là, Péguy reste debout. Une balle le frappe en plein front. Il tombe. Son fils Charles-Pierre naîtra cinq mois plus tard.
Mémoires des hommes, présence de Dieu. Dieu n’a jamais abandonné l’homme. Il ne l’abandonnera jamais.
Références bibliques : Nb 21, 4-9 ; Ps. 77 ; Ph 2, 6-11 ; Jn 3, 13-17
Référence des chants : Liste des chants de la messe à Paris 14 septembre 2014