Un jour, un jeune novice remarqua que les moines copistes n’effectuaient pas leur travail à partir des œuvres originales. Étonné de cela, il fit constater au Père Abbé qu’une petite erreur commise dans la première copie risquait de se propager à toutes les autres. Le Père Abbé lui répondit : « Cela fait des siècles que nous procédons ainsi, mais ta remarque est pertinente, je vais, de ce pas, rechercher les originaux ». Il descend alors dans une cave voûtée où sont précieusement conservés les parchemins et les manuscrits. Il y passe la journée entière, puis la soirée, puis la nuit, sans plus donner signe de vie. Les heures s’écoulant, l’inquiétude grandit. Le novice descend à la cave et voit le Père Abbé complètement hagard, se cognant sans relâche la tête contre le mur de vieilles pierres. Le jeune moine se précipite et demande : « Père Abbé, que se passe-t-il donc ? » Et ce dernier de répondre : « Depuis des siècles nous sommes dans l’erreur, ce n’est pas "vœu de chasteté", c’est "vœu de charité" ! »
Offrons-nous ce petit clin d’œil monastique, non pas pour remettre en question le conseil évangélique qu’est la chasteté, mais pour mieux comprendre cette phrase de l’Évangile : « Celui qui aime sa vie la perd ; celui qui s’en dessaisit en ce monde la garde pour la vie éternelle ». Se saisir de sa vie, c’est vouloir la maîtriser. Trop souvent, nous aimons avoir une emprise sur les événements et parfois aussi sur les personnes. Maîtriser les choses et les gens peut nous sécuriser, mais nous risquons alors de nous enfermer dans des principes et dans des lois mortifères pour que tout reste toujours en l’état. Se saisir de sa vie, c’est donc se condamner à l’amour de la règle. Or, le prophète Jérémie nous invite à vivre plutôt la règle de l’amour : « Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai dans leur cœur ».
Les Écritures nous convient ainsi à passer de l’amour de la règle à la règle de l’amour. Tel est le sens du vœu de charité à vivre par chacune et chacun d’entre nous. En effet, la foi se conjugue d’abord et avant tout dans la tendresse de regards échangés, dans la douceur de paroles prononcées, dans l’affection de gestes partagés. N’est-ce pas le sens de l’association La Mie de Pain qui a vu le jour dans cette paroisse ? Notre « carêmisation » passe ainsi par un désaisissement de notre vie. Dieu nous convie à apprendre à « imprévoir » pour entrer dans son mystère. « Imprévoir » est un verbe paradoxal par essence, car il ne m’est pas possible « d’imprévoir » quelque chose, puisque si je « l’imprévois », d’une certaine manière, je prévois de ne pas prévoir. Pour ce faire, apprenons à vivre un chemin d’abandon où nous lâchons prise, c’est-à-dire où nous faisons tout simplement confiance.
Confiance en un Dieu qui se révèle à nous de manière imprévisible. « Imprévoir » nous rend ainsi plus disponible, plus ouvert au mystère de la résurrection. En effet, Dieu se révèle à nous là où nous ne l’attendions pas, dans l’imprévu de la croix. Devenons comme le Fils avançant vers sa Passion : en toute confiance, pétri d’une espérance en ce Dieu qui se révèle à nous par l’amour du don de sa propre vie. Le sens même de notre éveil à la vie trouve ainsi sa source et sa réalisation dans notre vœu de charité. En effet, nous avons toujours besoin de passer par quelqu’un pour nous atteindre au plus secret de nous-mêmes. L’amour est d’ailleurs le seul combustible nécessaire à l’accomplissement de toute destinée. Toutes et tous, nous avons besoin d’aimer et d’être aimés. Nous prenons ainsi conscience que seul l’amour importe, car toujours il nous emporte. De la sorte, nous devenons un peuple en marche, conscients de notre vœu de charité, par amour de l’autre, au nom de l’amour du Tout Autre. Alors et alors seulement, nous serons « passionnément Carême ». Amen.
Références bibliques : Jr 31,31-34 ; Ps. 50 ; He 5, 7-9 ; Jn 12, 20-33
Référence des chants :