Quand j’étais jeune, frères et sœurs — c’était il n’y a pas si longtemps —, quand j’étais jeune, j’avais, au cours de la messe, des pensées contradictoires. Certaines paroles que prononcent les fidèles me semblaient, comment dire ? Mal adaptées à mon cas. Si j’étais d’humeur grognonne, ce qui m’arrive, hélas, assez souvent, la formule : « Nous te rendons grâce » pouvait sortir de mes lèvres, mais non pas de mon cœur.
Il en est une cependant que j’ai toujours dite de façon sincère. Elle vient juste avant la communion. C’est : « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir. » Car en effet, je me sentais, je me sens toujours indigne de recevoir le Seigneur. Trop imparfait, trop pêcheur — trop pauvre.
C’est pourquoi la Parole de Dieu que nous venons d’entendre est une bonne nouvelle. Cette Parole que saint Jacques résume en quelques mots : « Dieu a choisi les pauvres. » Dieu n’a pas choisi ceux qui ont belle apparence, que ce soit par l’extérieur de leur personne ou que ce soit par l’intérieur, mais ceux qui, aux yeux du monde comme à leur propre regard, ne méritent pas qu’on s’intéresse à eux. Non seulement les pauvres par la fortune, les déshérités, les déracinés, mais encore les pécheurs publics ou cachés, les femmes de mauvaise réputation, les complices de l’occupant romain, les hérétiques samaritains, ceux dont le handicap faisait croire qu’ils étaient maudits, les illettrés, les hésitants, les partagés. Ceux qui sont exclus et aussi ceux qui s’excluent d’eux-mêmes, parce qu’ils se croient — parce qu’ils se savent — indignes de l’amour de Dieu.
Nous savons bien que Jésus nous a appris la dignité des pauvres qui sont pauvres d’une pauvreté matérielle. Ici, à Devant-les-Ponts, la confrérie de Saint-Fiacre a été créée pour soutenir les plus pauvres, et elle est elle-même une confrérie sinon de pauvres, du moins d’humbles : les maraîchers, qui n’étaient pas grand-chose devant la bourgeoisie de la ville, les grands marchands messins, Messieurs du parlement, la noblesse militaire et le prince évêque de Metz.
Par cette confrérie, les maraîchers se rappelaient leur dignité d’enfants de Dieu, montraient à tous et à eux-mêmes qu’un cultivateur de courgettes et de haricots verts, pieds et mains tachés de terre, a la même importance aux yeux du Seigneur qu’un prince du Saint-Empire. Et au-delà de la confrérie — nous entendons incessamment cet appel à aimer les pauvres, cet appel à changer notre regard, à partager, à aider, à secourir.
Mais quand Jésus dit « pauvres », il évoque tout autant la pauvreté du cœur. Car nous pouvons êtres riches etpauvres. Sans embarras matériel, et pourtant traversés de doutes, mal assurés qu’on nous aime, convaincus qu’à cause de nos défauts et de notre péché, on ne nous aime pas.
De tels pauvres, de pauvres dont la pauvreté est une pauvreté du cœur, notre Église en est pleine. À dire vrai, je ne crois pas qu’il y ait un seul chrétien qui ne soit pas, dans le secret de son cœur, un pauvre devant Dieu.
Et c’est ici que résonnent ces mots de libération : « Dieu a choisi les pauvres. » Dieu m’a choisi moi, non pas parce que je suis beau ou noble, mais parce que je suis pauvre : incomplet, insuffisant, mal assuré. Il m’a choisi parce que mon cœur est bancal et tout crevé de désirs. Il m’aime comme je suis, comme je suis maintenant : indigne de lui. Il nous aime tout entiers et sans condition. Il nous aime comme un Père aime ses enfants ; exactement comme un père aime ses enfants.
De l’humble jardin de notre cœur, nous pouvons lever la tête en confiance. Dieu nous aime tout tachés de terre, Dieu nous aime terreux, parce que c’est ainsi qu’il nous a choisis, nous, ses enfants ; et sans cesse nous devons nous redire : « Dieu m’a choisi, moi, pour me faire riche dans la foi, pour me faire l’héritier de son Royaume. » Et de cela, il n’y a plus qu’à rendre grâce.