Hier, l’Union Européenne vient d’accueillir dix pays de l’Est de l’Europe comme nouveaux États membres. Et cette messe télévisée est retransmise depuis l’église Saint-Maurice de Strasbourg, qui a spécialement reçu mission de se rendre attentive et accueillante aux nombreux Européens qui passent ou vivent en notre ville. Ces circonstances de temps et de lieu m’imposent à l’évidence le thème de cette courte méditation : je dois bien, n’est-ce pas, vous parler de l’Europe ; mais je m’empresse d’ajouter que je le ferai volontiers, je vous adresserai à son sujet un triple message.
1. Tout d’abord, je vous inviterai à bien réaliser que l’Europe est une grande cause. Je vous le dis comme je le pense : j’ai tout à fait le sentiment que, particulièrement en France, nous sommes loin d’en être convaincus. Nous nous identifions spontanément comme français et nous n’avons aucune peine à nous reconnaître bretons, lillois ou parisiens. Quelle conscience avons-nous, en revanche, d’appartenir à l’Europe, d’être européens ? Personnellement, je dois bien le reconnaître : tant que j’ai vécu dans ce que nous appelons ici la «France de l’intérieur», je participais largement de cette méconnaissance générale. Mon arrivée en Alsace il y aura bientôt sept ans m’a ouvert les yeux ; nous avons ici les bâtiments de l’Europe, les institutions de l’ Europe, les hommes de l’Europe – et je vous assure que cela compte !
La Loire et la Seine au long desquelles j’ai passé la plus grande partie de mon existence sont fleuves exclusivement français ; le Rhin près duquel j’ai maintenant domicile, baigne au moins six pays différents. La distance qui me sépare aujourd’hui de Nantes, mon pays d’origine, est approximativement le double de celle qui me permet de joindre Bruxelles, Munich ou Milan.
Il est clair que les processus de l’économie, les réalités du tourisme et les échanges culturels nous ont bel et bien progressivement imposé à tous d’élargir considérablement nos intérêts, nos engagements, et donc nos horizons en Europe.
À la suite d’un tout récent Synode des Évêques, Jean-Paul II nous a «exhortés» à porter attention au fait que nous sommes européens et qu’à vrai dire nous le sommes de plus en plus, que nous le voulions ou non. Autant, alors, choisir résolument de l’être : puisque nous le sommes, autant vouloir l’être ! Oui, vraiment, l’Europe est une grande cause. À nous, alors, de la faire devenir une grande chose !
2. Il y a pour cela des conditions. Je leur consacre mon deuxième message. La première condition est de l’ordre de la reconnaissance mutuelle et, là où c’est nécessaire, de l’ordre de la réconciliation. Rien ne peut ni ne pourra se faire en matière de collaboration des peuples que par la traversée de toutes les oppositions, si anciennes et si fondées qu’elles soient, que par l’ouverture et l’accueil et, quand c’est nécessaire, que par le pardon. Une deuxième condition est un incessant élargissement culturel. Là même où nous n’avons rien à pardonner, nous n’en avons pas moins à accepter de porter intérêt à des réalités qui jusque là nous indifféraient, à considérer comme réellement nôtres des réalités que nous étions jusqu’alors fondés à tenir pour étrangères.
Pour autant, nous ne pourrons pas ne pas nous préoccuper du reste du monde. Réconciliation entre nous et élargissement culturel constant sont à mener de front avec ce qu’on peut appeler une solidarité planétaire. Lors de sa venue à Strasbourg en 1988, Jean-Paul II déclarait : « Personne ne peut imaginer qu’une Europe unie puisse se refermer sur son égoïsme. »
3. Mon troisième message sera pour souligner qu’il nous importe par-dessus tout d’être au clair sur l’apport des chrétiens à l’Europe.
On peut commencer par énoncer une évidence : il est de fait historiquement incontestable que le christianisme a fondamentalement contribué à la construction du sous-continent européen. Je cite la récente Exhortation apostolique de Jean-Paul II : «C’est à partir de la conception biblique de l’homme que l’Europe a forgé sa culture humaniste dans ce qu’elle a de meilleur. Elle y a puisé son inspiration pour ses créations intellectuelles et artistiques ; elle a élaboré des normes de droit et, par-dessus tout, elle a promu la dignité de la personne, source de droits inaliénables. »
Beaucoup plus cependant que sur le passé, la question posée ici porte sur le présent et l’avenir : quelles contributions les chrétiens sont et seront-ils susceptibles d’apporter à la construction européenne ? Le sens de la réponse a déjà été indiqué par les pionniers de l’Europe : l’économique et le monétaire, le social et le politique ne suffiront pas à la réussite de l’Union ; il lui faut et il lui faudra une âme, un esprit, des valeurs fondatrices et porteuses.
On peut résumer en trois couples les valeurs que la foi chrétienne propose pour sa part :
– D’abord, le sens à la fois de la personne et de l’universel humain. Le christianisme appelle à mettre au coeur et au centre de toute la personne humaine, c’est-à-dire chaque individu humain, et donc tous les individus humains quels qu’ils soient. Ici, l’universel et le particulier se rejoignent ; aucune autre vision du monde ou religion ne les conjoint à ce point.
– Ensuite, la transcendance et l’incarnation. La foi chrétienne professe un seul Dieu vivant et vrai, et souligne que rien d’autre que lui ne peut être donc considéré comme un absolu ; mais, en annonçant dans le même temps que ce Dieu s’est incarné et fait homme, elle invite à comprendre que ce n’est pas en fuyant le réel du monde mais au contraire en l’aimant, qu’on peut rendre un culte à Dieu. Sur ce point encore, le christianisme est vraiment original.
– Troisième couple : la distinction et l’unité. « Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Il convient de distinguer soigneusement ce qu’on appelle le « temporel » et le « spirituel », le politique et le religieux. Ces deux domaines ne sont pour autant pas indifférents l’un à l’autre et doivent qu contraire, dans le respect l’un de l’autre, s’apporter mutuellement reconnaissance et soutien. Il est une nouvelle fois assez clair que toutes les sagesses et religions n’ont pas ici la même vision !
Inutile de développer. 1) Réjouissons-nous que dix nouveaux états, nous aient rejoints. 2) Efforçons-nous de prendre réellement en compte les conditions qui, dans la durée, permettront à cette Union de s’approfondir et de s’élargir encore. Et 3) tâchons d’incarner dans nos propres comportements les valeurs fondamentales que nous avons reçues de notre tradition chrétienne, en les faisant fructifier pour la vie de nos frères, dans notre Europe et, autant que possible, au-delà d’elle. Amen
Références bibliques :
Référence des chants :