Inspiré par le documentaire réalisé par le cinéaste américain Frederick Wiseman, en 1973, sur les centres d’urgence aux USA, « Welfare » de Julie Deliquet ouvre la 77e édition du Festival d’Avignon, ce 5 juillet 2023, sur une image qui, pour l’homme sensible, épris de justice sociale et d’équité, demeurera à jamais dans les annales : une cour d’honneur du Palais des Papes occupée par des volées de box de toile blanche.
Cette installation qui, aujourd’hui, est l’habitat de fortune des personnes déplacées, des réfugiés et des sans-abris, incarne cette urgence d’hospitalité, celle des hospices médiévaux où, autrefois, tout un chacun accomplissait les « œuvres de miséricorde » : donner à manger à celui qui a faim, donner à boire à celui qui a soif, vêtir celui qui est nu, accueillir l’étranger, prendre soin du malade et visiter le prisonnier conformément à l’évangile de Matthieu (Mt 25, 21-40).
Institutionnalisé avec la création des centres sociaux, lieux de toutes les nécessités absolues, heureusement pris en charge par l’État, non seulement aux USA, mais aussi en maints pays, ce souci se heurte à une inadéquation quasi insurmontable pour des hommes et des femmes qui, humanités errantes, incapables psychiquement, voire même physiquement, de se mesurer à l’implacable rationalité d’un cadre administratif, n’ont, pour les uns, ni les mots pour faire valoir leurs demandes, et, pour les autres, ni même les moyens, la force, voire même la parole, pour y répondre. Objet de fatigue et d’épuisement, tout devient in-ajusté, rendant quasiment impossible toute justice distributive.
Tel est le cœur de « Welfare » quand une fois soigneusement démontée au tout début du spectacle, les volées de box de toile blanche, découvrent un centre d’aide sociale - logé dans une salle de sport - trop grand pour ceux qui, au quotidien y échouent, tous plus maladroits les uns que les autres dans un espace de l’impossible. Avec ses 30 m de longueur, le plateau de la cour du Palais des Papes semblerait, à première vue, mettre en défaut les comédiens dirigés par Julie Deliquet. En réalité, il révèle avec cruauté l’inadéquation d’un cadre ordinaire où ni les demandeurs, ni même les travailleurs sociaux, ne peuvent trouver réponse à leurs questions, et a fortiori leur place, non seulement au cœur de la société, mais aussi au sein d’une administration.
Dans « Welfare », l’espace impossible révèle l’infinie solitude d’êtres démunis, abimés, cassés, révoltés et désemparés, dont les mots résonnent - jusqu’à l’exaspération - comme des cris jetés à la face d’un système social exsangue. Les mots s’entrechoquent, se dérobent et s’entredéchirent, révélant les fêlures des uns et manifestant le désarroi des autres, jusqu’à rendre quasi inopérant tout contrat social. Tout au long de « Welfare », malgré l’humour qui, parfois émerge de sidérants dialogues de sourds, l’impasse et l’asphyxie ne sont jamais loin ; et le mur du Palais des Papes, comme en dehors du jeu, en redouble puissamment l’effet dévastateur, non seulement de toute sa hauteur, mais aussi de sa froide impassibilité.
Au pied du mur, l’empathie est renvoyée - nue - vers le spectateur, l’interrogeant in fine sur ce qui fonde notre humanité : l’hospitalité, quand l’hôte, selon la langue française, est non seulement celui qui accueille, mais aussi celui qui est accueilli, au gré d’un mystère de réciprocité. N’est-ce pas cette hospitalité en réciprocité qui, tout au long de « Welfare », affleure, quand, loin de leurs rancœurs, voire même d’un racisme latent, « les paumés » de la société s’accueillent les uns les autres, inconditionnellement ?
Au cœur de ce centre d’urgence des années 70 aux USA, « Welfare » invite à nous interroger sur cette hospitalité en réciprocité qui, dans l’urgence d’aujourd’hui, pourrait bien être le seul et unique lieu proprement adéquat, aussi éprouvant soit-il, pour traverser toutes nos inadéquations, individuelles et sociales. Telle est la force - indéniable - du travail scénique de Julie Deliquet, précis, incisif et délicat, mais aussi de ses incroyables comédiens qui, par leur présence, leur jeu et leur générosité, sans jamais céder aux effets démonstratifs, nous convoquent au plus intime de la détresse humaine.
Au seuil du 77e Festival d’Avignon, dans un contexte social délétère, « Welfare » incarne un défi urgent et nécessaire tel que l’exprime l’Évangile selon saint Matthieu (Mt 25, 40) : « tout ce que vous avez fait au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »
« Welfare » de Frederick Wiseman, mis en scène par Julie Deliquet, du 5 au 14 juillet, à 22h dans la cour du Palais des Papes à Avignon. Un spectacle en tournée en France à ne pas manquer.
Frère Thierry HUBERT o.p., frère Charles DESJOBERT o.p., et frère Rémy VALLÉJO o.p.
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