« Une scène de l’Évangile qui soit vivante, parlante et heureuse », ont demandé les habitants de Cognin au peintre Arcabas. Celui-ci a proposé les disciples d’Emmaüs. Une Révélation sur laquelle il n’a cessé de méditer, une leçon d’art et de foi.

 

L’instant de la Révélation

 Il est très souvent revenu à cet épisode majeur et pourtant plein de mystère qu’est le récit des disciples d’Emmaüs. Pendant toute sa carrière — mais peut-on parler de carrière ? Ne serait-ce pas plutôt un chemin, comme pour nos deux disciples ? —, il a peint et médité la marche sur la route, la rencontre de l’inconnu et surtout l’instant de la Révélation du Christ ressuscité. Pour l’église de Torre de Roveri, à Bergame, ce n’est pas moins de sept toiles qu’il a consacrées à Emmaüs.


Aussi bien lorsqu’en 1998 la paroisse et la mairie de Cognin, un village voisin de Chambéry adossé au massif de la Chartreuse, ont entrepris la restauration complète de leur église et ont cherché à placer un tableau dans le chœur, Arcabas a-t-il choisi, encore une fois, de peindre les disciples d’Emmaüs.

 

Une œuvre testament

Mosellan d’origine, Jean-Marie Pirot (1926 – 2018), qui a pris le pseudonyme d’Arcabas au début des années 1970, a un long parcours qui l’a mené à travailler dans toute la France et au-delà, mais qui a eu pour pivot la région de Grenoble et particulièrement les montagnes de la Chartreuse. Formé aux Beaux-Arts de Paris, lui-même professeur aux Beaux-Arts de Grenoble à partir de 1950, il surprend dès ses premières commandes. À une époque où domine l’abstraction — l’« abstraction lyrique » aux États-Unis, l’abstraction plus austère de la « deuxième école de Paris » en France —, il choisit la figuration, et qui plus est la figuration religieuse. Il n’ignore rien des recherches et des acquis de son temps ; son œuvre abonde en formes libres et souples à la façon de Matisse ou de Miró, en espaces déformés, en visions simultanées comme les deux yeux sur le même profil qui évoquent le cubisme ; mais il assume en même temps la tradition des Beaux-Arts comme la perfection du dessin, la précision et la délicatesse des visages et des corps ; et il n’hésite pas à recourir à des techniques anciennes, comme la feuille d’or sur fonds ocre.


Et surtout, Arcabas se met au service du message de l’Évangile. Peu lui importe de se dire lui-même. Original et libre, il l’est. Il ose l’ange Gabriel à bicyclette ou la face du Christ qui se dissout dans la couleur. Mais ces choix radicaux ne sont là que pour servir le texte : oui, l’ange Gabriel est pressé comme un porteur de bonne nouvelle ; oui, le Christ est là et en même temps déjà ailleurs. Et ses Vierges à l’Enfant nous donnent ce dont l’art contemporain est si avare : la tendresse.


Au fil des décennies, il évolue vers l’intériorité et la netteté. À cet égard, Cognin est une œuvre testament. L’église de Saint-Hugues-de-Chartreuse, qui a littéralement couverte de tableaux, est une recherche foisonnante ; à Cognin, il n’y a qu’un seul triptyque, isolé dans l’axe du cœur, sur un fond uni ; une seule phrase, en quelque sorte, et un seul instant de tout ce long passage de l’Évangile : celui de la Révélation.

Arcabas - Passion-Résurrection

Pour voir cette vidéo pour devez activer Javascript et éventuellement utiliser un navigateur web qui supporte la balise video HTML5

Trois panneaux, un instant

Le triptyque de Cognin est donc constitué de trois panneaux. Les deux disciples à droite et à gauche, dans des tableaux carrés, une forme solide, terrestre, la forme de la raison. Le Christ au milieu, dans un tableau arrondi, dépassant les deux autres, une forme qui évoque les orles médiévaux, ces couronnes de lumière qui cernent le Ressuscité.
Le Christ est séparé des disciples par deux articulations dorées. En effet, à l’instant où il rompt et bénit le pain, les disciples le reconnaissent et il disparaît à leurs yeux. C’est cette fraction de seconde que saisit le tableau ; le visage de Jésus est visible mais son front commence à être gommé par la lumière, tandis que son corps, bien que toujours présent, s’allège, au contraire de ceux des disciples dont les pieds sont épais et ancrés dans le sol.


Pour autant, les trois figures sont liées. D’abord par la table et sa nappe à carreaux (extraordinaire nappe à carreaux, tout aussi anachronique que les verres à pied ou les chaises paillées, où le grand coloriste qu’est Arcabas marie l’orange, le turquoise et le vermillon), ensuite par le grand bandeau ocre qui va de l’un à l’autre disciple.


Les deux disciples sont en train de comprendre. Exactement. Celui de gauche immobile, le geste suspendu, toute sa vie dans son regard, le crâne encore plongé dans l’ombre violette mais la flamme de la vérité s’apprêtant à gagner sa chandelle ; celui de droite la main devant le visage mais autrement entouré de lumière, dans un geste de sens double : soit il se protège de l’éblouissement, soit il arrache le voile de ténèbres qui l’aveuglait.
Et l’on revient au Christ, serein, majestueux, et en même temps juvénile et presque souriant. C’est un jeune Christ byzantin, un Christ en gloire, qui irradie et transcende la réalité prosaïque d’une table d’auberge.  Autour de son auréole pivotent les deux taches de couleur les plus pures du triptyque, noir et blanc. Ses mains bénissant encadrent un cercle immatériel, celui de l’hostie, qui est aussi à l’endroit de son cœur.
Le point focal de toute œuvre sacrée, le sens de cette splendeur visuelle, est ce mystère : le Christ se rend présent mais il est déjà ailleurs, vivant d’une vie qui se révèle mais nous dépasse.
 
Fr. Yves Combeau o. p.

Suivez la messe du Jour du Seigneur à Cognin en Savoie le 14 avril