Avec « Le jardin des délices », le facétieux Philippe Quesne nous achemine, contre toute attente, jusqu’aux confins d’une expérience mystique quand le « dedans de soi » est au-delà de tout « l’hier », « aujourd’hui » et « avenir ».
Speculum mundi, miroir d’un monde en genèse, entre création et dé-création, le triptyque dit du « Jardin des délices », peint par Jérôme Bosch (1450-1516) à l’automne du Moyen âge, ne cesse d’être un objet de fascination. En 1570, cette vision du paradis supraterrestre, entre jardin d’Eden et abîmes de l’Enfer, fascine Philippe II, le très catholique roi des Espagnes, qui, l’insu de la terrible Inquisition espagnole, l’acquiert à prix d’or pour sa chapelle de l’Escurial. En 2023, il fascine Philippe Quesne, fantasque et doux rêveur des plateaux de théâtre, qui, avec une insolente évidence, le plante dans les sables de la carrière Boulbon.
Au commencement, in principio, la carrière est nue, vierge, immaculée ; pur objet de contemplation pour celles et ceux qui, après six années d’abandon, la retrouvent ou la découvrent, quand, venu de nulle part, arrive un autocar avec à son bord une équipée de voyageurs perdus aux confins de l’ouest : de vrais personnages de « western ». C’est ébahis et fascinés que chacun d’entre eux s’avance dans la carrière, à l’image d’astronautes foulant pour la toute première fois le sol de la lune. Le temps de l’histoire - celui de la narration - débute quand, d’un coup de pioche et de pelle, deux des voyageurs préparent l’endroit où, grâce à l’aide de leurs pairs, ils dressent un œuf géant, vestige primordial de l’univers cosmogonique, de Jérôme Bosch. À partir de ce geste monumental et fondateur, les réminiscences fantasmagoriques du « Jardin des délices » se succèdent, s’entrechoquent et se répondent au gré de pantomimes, de fragments poétiques et musicaux où l’absurde et la drôlerie, souvent corrosive, n’occultent jamais la naïveté et la candeur d’êtres fragiles et foncièrement maladroits.
Grâce à des comédiens, tout à la fois chanteurs et musiciens, dirigés avec facétie, par Philippe Quesne, une série de coups de théâtre désopilants se succèdent jusqu’à ce que résonne dans la carrière le Canzone XVIII de l’Enfer de la Divine comédie de Dante, moment d’une rare intensité quand lieu et parole ne font qu’un : « Il est dedans l'Enfer une sombre carrière. / Malebolge est son nom : de couleur fer, en pierre, / Et telle que l'enceinte arrondie à l'entour. »
Cependant, à l’achèvement, in fine, plus qu’une simple illustration d’un chef d’œuvre de l’art du dessin et de la couleur, ou même du verbe poétique et libérateur, la carrière devient une apocalypse où tout ne fait qu’un : nature, éclair, tonnerre et lumière. Au sens strict, l’apocalypse est la révélation de ce qui est caché, à savoir l’essence d’une vie intérieure - une « mer intérieure » selon Laura Vazquez, autrice complice de Philippe Quesne - à l’image de « l’au-delà des sens » selon Jan Van Ruusbroec l’Admirable (1293-1381). Mystique flamand, dont on dit qu’il aurait influencé Jérôme Bosch, Ruusbroec est bien plus qu’un simple maître spirituel, car selon Maurice Maeterlinck c’est un prophète, annonciateur de ce qui est, a été et sera : « son âme, ignorante et simple, reçoit sans qu’elle le sache, les aveuglants reflets de tous les sommets solitaires et mystérieux de la pensée humaine. Il sait, à son insu, le platonisme de la Grèce ; il sait le soufisme de la Perse, le brahmanisme de l’Inde et le bouddhisme du Tibet ; et son ignorance merveilleuse retrouve la sagesse de siècles ensevelis et prévoit la science de siècles qui ne sont pas nés. »
De façon inattendue, parce que festive et joyeuse, jubilatoire et rêveuse, loin de nous conduire vers « un hier », ou même encore vers « un avenir », Philippe Quesne nous achemine vers « un dedans », un « dedans de la montagne », voire un « dedans de soi », faisant de la carrière Boulbon le plus bel écrin qui soit du Traité de la Pierre brillante de Jan van Ruusbroec quand « celui qui arrive à se dépasser lui-même pourra arriver à la lumière. »
« Le jardin des délices » de Philippe Quesne, du 6 au 18 juillet, à 21h30 dans la carrière Boulbon. Un spectacle en tournée à ne pas manquer.
Frère Thierry HUBERT o.p., frère Charles DESJOBERT o.p., et frère Rémy VALLÉ JO o.p.
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Au commencement, in principio, la carrière est nue, vierge, immaculée ; pur objet de contemplation pour celles et ceux qui, après six années d’abandon, la retrouvent ou la découvrent, quand, venu de nulle part, arrive un autocar avec à son bord une équipée de voyageurs perdus aux confins de l’ouest : de vrais personnages de « western ». C’est ébahis et fascinés que chacun d’entre eux s’avance dans la carrière, à l’image d’astronautes foulant pour la toute première fois le sol de la lune. Le temps de l’histoire - celui de la narration - débute quand, d’un coup de pioche et de pelle, deux des voyageurs préparent l’endroit où, grâce à l’aide de leurs pairs, ils dressent un œuf géant, vestige primordial de l’univers cosmogonique, de Jérôme Bosch. À partir de ce geste monumental et fondateur, les réminiscences fantasmagoriques du « Jardin des délices » se succèdent, s’entrechoquent et se répondent au gré de pantomimes, de fragments poétiques et musicaux où l’absurde et la drôlerie, souvent corrosive, n’occultent jamais la naïveté et la candeur d’êtres fragiles et foncièrement maladroits.
Grâce à des comédiens, tout à la fois chanteurs et musiciens, dirigés avec facétie, par Philippe Quesne, une série de coups de théâtre désopilants se succèdent jusqu’à ce que résonne dans la carrière le Canzone XVIII de l’Enfer de la Divine comédie de Dante, moment d’une rare intensité quand lieu et parole ne font qu’un : « Il est dedans l'Enfer une sombre carrière. / Malebolge est son nom : de couleur fer, en pierre, / Et telle que l'enceinte arrondie à l'entour. »
Cependant, à l’achèvement, in fine, plus qu’une simple illustration d’un chef d’œuvre de l’art du dessin et de la couleur, ou même du verbe poétique et libérateur, la carrière devient une apocalypse où tout ne fait qu’un : nature, éclair, tonnerre et lumière. Au sens strict, l’apocalypse est la révélation de ce qui est caché, à savoir l’essence d’une vie intérieure - une « mer intérieure » selon Laura Vazquez, autrice complice de Philippe Quesne - à l’image de « l’au-delà des sens » selon Jan Van Ruusbroec l’Admirable (1293-1381). Mystique flamand, dont on dit qu’il aurait influencé Jérôme Bosch, Ruusbroec est bien plus qu’un simple maître spirituel, car selon Maurice Maeterlinck c’est un prophète, annonciateur de ce qui est, a été et sera : « son âme, ignorante et simple, reçoit sans qu’elle le sache, les aveuglants reflets de tous les sommets solitaires et mystérieux de la pensée humaine. Il sait, à son insu, le platonisme de la Grèce ; il sait le soufisme de la Perse, le brahmanisme de l’Inde et le bouddhisme du Tibet ; et son ignorance merveilleuse retrouve la sagesse de siècles ensevelis et prévoit la science de siècles qui ne sont pas nés. »
De façon inattendue, parce que festive et joyeuse, jubilatoire et rêveuse, loin de nous conduire vers « un hier », ou même encore vers « un avenir », Philippe Quesne nous achemine vers « un dedans », un « dedans de la montagne », voire un « dedans de soi », faisant de la carrière Boulbon le plus bel écrin qui soit du Traité de la Pierre brillante de Jan van Ruusbroec quand « celui qui arrive à se dépasser lui-même pourra arriver à la lumière. »
« Le jardin des délices » de Philippe Quesne, du 6 au 18 juillet, à 21h30 dans la carrière Boulbon. Un spectacle en tournée à ne pas manquer.
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