La philosophe Laurence Devillairs offre une méditation inédite sur la mer pour Le Jour du Seigneur. Plongez dans ce texte profond et délicat.
« J’ai souhaité écrire sur la mer car je suis à la recherche d’une réponse à la grande énigme du beau. On dit couramment que la philosophie est la discipline des questions, des problèmes, des concepts et des raisonnements. Je crois qu’elle est surtout ce qui transforme les évidences en énigmes. Pensons à Œdipe confronté à la demande du Sphinx : « Qu’est-ce qui a quatre jambes le matin, deux le midi et trois le soir ? » C’est incompréhensible, entre mystère et inaccessible. Il y a pourtant une réponse (il s’agit de l’humain) et, une fois qu’on la possède, tout s’éclaire.
C’est cela le travail de la philosophie : opacifier pour mieux donner à penser. Plusieurs énigmes traversent l’histoire de la philosophie : celle du sujet ou « Qui suis-je ? », celle de Dieu, celle de la liberté (tout est-il le fruit du hasard ou de la nécessité ?), et celle du beau. Qu’est-ce qui, dans la nature comme dans l’art, nous faire dire : « C’est beau » ? Et qu’est-ce qui en nous permet de le voir et de le saisir ? Énigme. Des nettement plus capables que moi ont tenté de percer ce mystère, Kant, en tout premier lieu.
Pour ma part, je ne sais pas répondre – pas encore. Mais je sais ce qu’il se passe quand on regarde la mer. On est saisi, comme interdit : tout semble s’arrêter là où commencent les vagues ; le temps est suspendu, l’espace transfiguré. Quelque chose a lieu : la mer est plus un événement qu’un paysage. On se sent grandi, et même joyeux, de cette joie qu’on a connue enfant, quand, face à la mer, on courait vers elle, riant et criant à gorge déployée, dans l’élan de vouloir l’enlacer, partager avec elle de sa vie, de sa vigueur.
La beauté de la mer semble nous dire quelque chose, délivrer un message, et en même temps ne rien offrir d’autre qu’elle-même. Il n’y a rien au-delà, plus rien avant elle : elle est là et elle nous absorbe de sa splendeur. A condition de savoir regarder. C’est là une qualité et une disposition qui se perdent. Je parle de regarder seulement, et non de méditer, ni même de contempler. Parce que la méditation est encore une activité, une manière de faire quelque chose, alors que nous prétendons ne rien faire. Et parce que contempler doit mener au-delà de ce qu’on contemple, vers la vérité notamment. Regarder, ce n’est rien viser d’autre que ce qu’il y a à regarder.
Et c’est la première leçon de beauté à recevoir de la mer : ne pas chercher ailleurs ni autre chose que ce qui est là, sous nos yeux, la plupart du temps impatients et divertis. J’ai voulu écrire sur la mer pour nous inciter à réapprendre à regarder. A nous laisser saisir par l’énigme du beau, c’est-à-dire du plus grand que soi. Nous avons besoin de cette expérience d’humilité : il y a plus grand, plus important, et tellement plus parfait que nous. Nous sommes tellement encombrés de nous-mêmes, partout, tout le temps.
La mer, dans le sublime de son mouvement, dans l’infini de son chant, dans sa sauvagerie aussi, nous dit qu’il faut respecter ce qui n’est pas nous, ce qui ne devrait pas être sous notre emprise. La mer est le dernier espace inasservi : l’érème. Ce mot qui vient du grec signifie désert. Dans notre monde surexploité, quadrillé par le tourisme, ravagé par le bruit et la laideur, il faut cultiver les déserts.
Je pense de première importance de savoir créer dans le monde des sanctuaires, de voir le monde lui-même, nature et culture ensemble, tournesols des champs et tournesols des musées, passé et futur confondus, comme un sanctuaire. Quelque chose qu’on ne doit pas toucher, qui n’est pas à disposition : noli me tangere (ne me touche pas) ce commandement divin, le seul vrai interdit, nous devons lui accorder toute sa place, l’appliquer au monde. Et de façon urgente à la mer, que je ne voudrais pas voir saccagée comme l’ont été les terres. »
Le Jour du Seigneur consacre une émission spéciale maritime à l'occasion de l'Armada de Rouen, avec une messe depuis le bateau Atlantis le dimanche 11 juin. Découvrez le programme.
Prenez le large avec cette idée de lecture pour cet été. Face à la mer, c’est notre vie qu’on contemple. La philosophe et essayiste Laurence Devillairs puise dans sa contemplation de l’océan pour livrer une métaphore de ce qui peut nous guider dans notre vie : savoir prendre le large, s’abriter des vents, accueillir ce qui vient… Avec une vingtaine de petites leçons de vie, courtes et simples, elle nous offre un guide de sagesse pratique, pour voguer vers plus d’apaisement.
Petite philosophie de la mer, Laurence Devillairs. Éd. de la Martinière.
Normalienne, agrégée, docteur habilitée à diriger des recherches en philosophie, spécialiste du XVIIe siècle et de philosophie morale, Laurence Devillairs a notamment publié Philosophie de Pascal. Le principe d’inquiétude (Puf, 2022), Petite philosophie de la mer (La Martinière, 2022) ; Etre quelqu’un de bien. Philosophie du bien et du mal (Puf, 2019), Guérir la vie par la philosophie (Puf, 2017), Un bonheur sans mesure (Albin Michel, 2017). Elle est également l’auteur de Brèves de philosophie (Seuil) ; 100 citations de philosophie et René Descartes (Que Sais-Je ?).
Elle était l'invitée de David Milliat dans le magazine "Comment chacun peut être artisan de paix ?"
Magazine Comment chacun peut être un artisan de paix ?
« J’ai souhaité écrire sur la mer car je suis à la recherche d’une réponse à la grande énigme du beau. On dit couramment que la philosophie est la discipline des questions, des problèmes, des concepts et des raisonnements. Je crois qu’elle est surtout ce qui transforme les évidences en énigmes. Pensons à Œdipe confronté à la demande du Sphinx : « Qu’est-ce qui a quatre jambes le matin, deux le midi et trois le soir ? » C’est incompréhensible, entre mystère et inaccessible. Il y a pourtant une réponse (il s’agit de l’humain) et, une fois qu’on la possède, tout s’éclaire.
C’est cela le travail de la philosophie : opacifier pour mieux donner à penser. Plusieurs énigmes traversent l’histoire de la philosophie : celle du sujet ou « Qui suis-je ? », celle de Dieu, celle de la liberté (tout est-il le fruit du hasard ou de la nécessité ?), et celle du beau. Qu’est-ce qui, dans la nature comme dans l’art, nous faire dire : « C’est beau » ? Et qu’est-ce qui en nous permet de le voir et de le saisir ? Énigme. Des nettement plus capables que moi ont tenté de percer ce mystère, Kant, en tout premier lieu.
Pour ma part, je ne sais pas répondre – pas encore. Mais je sais ce qu’il se passe quand on regarde la mer. On est saisi, comme interdit : tout semble s’arrêter là où commencent les vagues ; le temps est suspendu, l’espace transfiguré. Quelque chose a lieu : la mer est plus un événement qu’un paysage. On se sent grandi, et même joyeux, de cette joie qu’on a connue enfant, quand, face à la mer, on courait vers elle, riant et criant à gorge déployée, dans l’élan de vouloir l’enlacer, partager avec elle de sa vie, de sa vigueur.
La beauté de la mer semble nous dire quelque chose, délivrer un message, et en même temps ne rien offrir d’autre qu’elle-même. Il n’y a rien au-delà, plus rien avant elle : elle est là et elle nous absorbe de sa splendeur. A condition de savoir regarder. C’est là une qualité et une disposition qui se perdent. Je parle de regarder seulement, et non de méditer, ni même de contempler. Parce que la méditation est encore une activité, une manière de faire quelque chose, alors que nous prétendons ne rien faire. Et parce que contempler doit mener au-delà de ce qu’on contemple, vers la vérité notamment. Regarder, ce n’est rien viser d’autre que ce qu’il y a à regarder.
Et c’est la première leçon de beauté à recevoir de la mer : ne pas chercher ailleurs ni autre chose que ce qui est là, sous nos yeux, la plupart du temps impatients et divertis. J’ai voulu écrire sur la mer pour nous inciter à réapprendre à regarder. A nous laisser saisir par l’énigme du beau, c’est-à-dire du plus grand que soi. Nous avons besoin de cette expérience d’humilité : il y a plus grand, plus important, et tellement plus parfait que nous. Nous sommes tellement encombrés de nous-mêmes, partout, tout le temps.
La mer, dans le sublime de son mouvement, dans l’infini de son chant, dans sa sauvagerie aussi, nous dit qu’il faut respecter ce qui n’est pas nous, ce qui ne devrait pas être sous notre emprise. La mer est le dernier espace inasservi : l’érème. Ce mot qui vient du grec signifie désert. Dans notre monde surexploité, quadrillé par le tourisme, ravagé par le bruit et la laideur, il faut cultiver les déserts.
Je pense de première importance de savoir créer dans le monde des sanctuaires, de voir le monde lui-même, nature et culture ensemble, tournesols des champs et tournesols des musées, passé et futur confondus, comme un sanctuaire. Quelque chose qu’on ne doit pas toucher, qui n’est pas à disposition : noli me tangere (ne me touche pas) ce commandement divin, le seul vrai interdit, nous devons lui accorder toute sa place, l’appliquer au monde. Et de façon urgente à la mer, que je ne voudrais pas voir saccagée comme l’ont été les terres. »
Le Jour du Seigneur consacre une émission spéciale maritime à l'occasion de l'Armada de Rouen, avec une messe depuis le bateau Atlantis le dimanche 11 juin. Découvrez le programme.
Laurence Devillairs signe un essai passionnant sur la mer
Prenez le large avec cette idée de lecture pour cet été. Face à la mer, c’est notre vie qu’on contemple. La philosophe et essayiste Laurence Devillairs puise dans sa contemplation de l’océan pour livrer une métaphore de ce qui peut nous guider dans notre vie : savoir prendre le large, s’abriter des vents, accueillir ce qui vient… Avec une vingtaine de petites leçons de vie, courtes et simples, elle nous offre un guide de sagesse pratique, pour voguer vers plus d’apaisement.Petite philosophie de la mer, Laurence Devillairs. Éd. de la Martinière.
Normalienne, agrégée, docteur habilitée à diriger des recherches en philosophie, spécialiste du XVIIe siècle et de philosophie morale, Laurence Devillairs a notamment publié Philosophie de Pascal. Le principe d’inquiétude (Puf, 2022), Petite philosophie de la mer (La Martinière, 2022) ; Etre quelqu’un de bien. Philosophie du bien et du mal (Puf, 2019), Guérir la vie par la philosophie (Puf, 2017), Un bonheur sans mesure (Albin Michel, 2017). Elle est également l’auteur de Brèves de philosophie (Seuil) ; 100 citations de philosophie et René Descartes (Que Sais-Je ?).
Elle était l'invitée de David Milliat dans le magazine "Comment chacun peut être artisan de paix ?"
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