Officier de cavalerie, explorateur, moine trappiste, ermite, prêtre… La vie de Charles de Foucauld est marquée par la rencontre avec le tout autre. Un futur saint qui inspire encore aujourd’hui : à l’occasion de sa canonisation le 15 mai 2022, dans un article exclusif, l’écrivain Charles Wright évoque ce qu’il représente pour lui.
J’avais trente-quatre ans. Je venais de quitter l’abbaye de Lérins où j’avais espéré revêtir la bure. Sur l’île Saint-Honorat, pendant une année, j’avais semé des prières et jeté avec les moines un peu d’éternité dans le temps. Mais à force de réciter des psaumes et de voir les saisons et les marées défiler, il avait bien fallu se rendre à l’évidence : malgré l’échappatoire de la mer, je tournais en rond comme un lion en cage, la clôture monastique n’était pas faite pour moi.
Je me revois encore tout triste sur le bateau regagnant le rivage : qu’allais-je faire de ma vie ? Où, ailleurs que dans un monastère, assouvirais-je ces fringales d’absolu qui m’avaient menées sur cette miette de terre en Méditerranée ? Pourquoi mon existence ne parvenait pas à se stabiliser dans un lieu et un état de vie ?
C’est dans cette période nuageuse que Foucauld est entré dans ma vie, à la faveur d’une biographie découverte en furetant dans une bibliothèque : la Vie de Charles de Foucauld dans la collection « Livre de vie ». La lecture de cet itinéraire fut un éblouissement. Ce n’était pas une énième vie de saint, c’était un western théologique, un récit picaresque, un roman d’aventure… Ancien dandy noceur devenu officier de cavalerie, puis explorateur, trappiste, ermite, « frère universel » enfin, auprès des Touaregs du Hoggar dont il fut pendant onze ans l’ethnologue et l’ami, cet aventurier christique n’avait cessé de faire valser les identités, de s’accoutrer de divers costumes, de changer de visage. Je découvrais en outre qu’il était passé par les mêmes étapes que moi, s’était posé les mêmes questions, enlisé dans les mêmes ornières. Je me plaisais à relever les similarités biographiques ou les concordances de tempérament entre nous : une adolescence agitée, une conversion tardive, une inaptitude pathologique à entrer dans le rang, des tiraillements incessants entre des aspirations contradictoires – une âme de chartreux et un cœur de jésuite –, le désir permanent d’un ailleurs plus comblant qui donnait à nos existences l’allure d’un feuilleton à rebondissements, sans oublier l’amour de la solitude, le goût de la liberté, l’appel de l’inconnu, le tourment des autres, le désir d’inventer sa vie et de rester fidèle aux hautes exigences de sa conscience…
Quand on découvre un tel frère d’âme, on s’accroche à ses basques. De fait, à partir de là, je n’ai plus quitté Charles d’une semelle. Partout, j’ai cherché la lumière irradiant de ce « phare mystique », comme disait de lui le cardinal Congar. Fiévreusement, j’ai épluché ses écrits, fouillé sa correspondance, exhumé la littérature savante et les fonds d’archives, rencontré des historiens, des théologiens, des sahariens. En quête d’un indice, d’une trace, j’ai arpenté les hauts lieux de sa vie. En 2019, je suis même parti marcher sur ses pas – sept cents kilomètres à pied sans un sou en poche à travers le Massif central jusqu’à l’abbaye de Notre-Dame-des-Neiges, où Charles s’était enfermé quelque temps avant de poursuivre ailleurs, plus loin, son destin météorique. Cette grande vadrouille dans la France cantonale, racontée dans Le chemin des estives, m’a rendu ce frérot encore plus proche. J’avais l’impression que celui dont l’ambition fut de « passer obscur sur la terre comme un voyageur dans la nuit » était à mes côtés sur les routes d’Auvergne, riant de bon cœur à mes blagues de potache…
Aujourd’hui, je connais mieux sa vie que celle de mes proches. Oserais-je avouer que ce grand ami invisible, mort il y a plus de cent ans, est pour moi plus vivant que beaucoup de mes contemporains ? Les yeux fermés, je peux dire dans quel coin du Sahara le vicomte faisait boire ses chameaux à l’été 1904, qui étaient ses amis Touaregs les plus proches, ou quelle était la texture de ses rêves et de ses tourments en novembre 1916, quelques jours avant d’être tué. Avec le temps, un compagnonnage existentiel s’est noué entre nous, comme si nos vies étaient reliées par un mystérieux fil invisible. Foucauld n’est plus seulement un objet d’étude ; c’est un maître à vivre, une lumière sur ma route, celui qui m’aide à avancer, à chercher, à devenir toujours plus joyeux, vivant, libre surtout.
Oh, certes, notre amitié n’est pas exempte d’orages ! Charles, qui a les idées et le style de son temps, m’agace au plus haut point avec sa croyance en la supériorité de la civilisation occidentale. Ses méditations, dégoulinantes de piété, me tombent des mains. Il est pénible au possible quand il cède à la tentation du sacré dans ses projets de congrégation religieuse tous plus absolutistes et barbants les uns que les autres. Mais il y a tout le reste, tellement digne d’admiration…
La canonisation risque d’en faire un maître de prière, un saint de vitrail, une belle image pieuse, occultant ce qu’il fut réellement : un chercheur, un explorateur, un aventurier. L’audace avec laquelle cet irrégulier solitaire s’est libéré de tous les carcans, y compris religieux, pour se tailler une vocation à la mesure de sa personne singulière est admirable. Admirable aussi le chemin de traverse qu’il a emprunté pour parvenir à voir en chaque humain un frère, lui qui avait été élevé dans la foi du concile de Trente qui professait qu’en dehors de l’Église une, sainte, catholique et apostolique, il n’y avait pas de salut… Le « marabout » est l’inspirateur des moines de Tibhirine, mais aussi le précurseur de Gandhi, de Luther King et de Mandela. Figure achevée de l’humanité évangélique, il nous montre à quel degré de douceur, de bonté, de sainteté joyeuse un être peut tendre quand il se laisse saisir par le Dieu des Béatitudes.
Foucauld a perdu son cœur pour le Galiléen. Imiter son amour fut la grande affaire de sa vie. Or l’expérience lui a enseigné qu’on n’a jamais fini de ressembler au « Modèle unique », comme on n’a jamais fini d’aimer. L’amour est un recommencement perpétuel, une marche incessante. Un pas et encore un pas. Impossible de s’installer : Dieu, c’est-à-dire l’amour, est l’éternellement recherché.
CHARLES WRIGHT
J’avais trente-quatre ans. Je venais de quitter l’abbaye de Lérins où j’avais espéré revêtir la bure. Sur l’île Saint-Honorat, pendant une année, j’avais semé des prières et jeté avec les moines un peu d’éternité dans le temps. Mais à force de réciter des psaumes et de voir les saisons et les marées défiler, il avait bien fallu se rendre à l’évidence : malgré l’échappatoire de la mer, je tournais en rond comme un lion en cage, la clôture monastique n’était pas faite pour moi.
Je me revois encore tout triste sur le bateau regagnant le rivage : qu’allais-je faire de ma vie ? Où, ailleurs que dans un monastère, assouvirais-je ces fringales d’absolu qui m’avaient menées sur cette miette de terre en Méditerranée ? Pourquoi mon existence ne parvenait pas à se stabiliser dans un lieu et un état de vie ?
C’est dans cette période nuageuse que Foucauld est entré dans ma vie, à la faveur d’une biographie découverte en furetant dans une bibliothèque : la Vie de Charles de Foucauld dans la collection « Livre de vie ». La lecture de cet itinéraire fut un éblouissement. Ce n’était pas une énième vie de saint, c’était un western théologique, un récit picaresque, un roman d’aventure… Ancien dandy noceur devenu officier de cavalerie, puis explorateur, trappiste, ermite, « frère universel » enfin, auprès des Touaregs du Hoggar dont il fut pendant onze ans l’ethnologue et l’ami, cet aventurier christique n’avait cessé de faire valser les identités, de s’accoutrer de divers costumes, de changer de visage. Je découvrais en outre qu’il était passé par les mêmes étapes que moi, s’était posé les mêmes questions, enlisé dans les mêmes ornières. Je me plaisais à relever les similarités biographiques ou les concordances de tempérament entre nous : une adolescence agitée, une conversion tardive, une inaptitude pathologique à entrer dans le rang, des tiraillements incessants entre des aspirations contradictoires – une âme de chartreux et un cœur de jésuite –, le désir permanent d’un ailleurs plus comblant qui donnait à nos existences l’allure d’un feuilleton à rebondissements, sans oublier l’amour de la solitude, le goût de la liberté, l’appel de l’inconnu, le tourment des autres, le désir d’inventer sa vie et de rester fidèle aux hautes exigences de sa conscience…
Quand on découvre un tel frère d’âme, on s’accroche à ses basques. De fait, à partir de là, je n’ai plus quitté Charles d’une semelle. Partout, j’ai cherché la lumière irradiant de ce « phare mystique », comme disait de lui le cardinal Congar. Fiévreusement, j’ai épluché ses écrits, fouillé sa correspondance, exhumé la littérature savante et les fonds d’archives, rencontré des historiens, des théologiens, des sahariens. En quête d’un indice, d’une trace, j’ai arpenté les hauts lieux de sa vie. En 2019, je suis même parti marcher sur ses pas – sept cents kilomètres à pied sans un sou en poche à travers le Massif central jusqu’à l’abbaye de Notre-Dame-des-Neiges, où Charles s’était enfermé quelque temps avant de poursuivre ailleurs, plus loin, son destin météorique. Cette grande vadrouille dans la France cantonale, racontée dans Le chemin des estives, m’a rendu ce frérot encore plus proche. J’avais l’impression que celui dont l’ambition fut de « passer obscur sur la terre comme un voyageur dans la nuit » était à mes côtés sur les routes d’Auvergne, riant de bon cœur à mes blagues de potache…
Aujourd’hui, je connais mieux sa vie que celle de mes proches. Oserais-je avouer que ce grand ami invisible, mort il y a plus de cent ans, est pour moi plus vivant que beaucoup de mes contemporains ? Les yeux fermés, je peux dire dans quel coin du Sahara le vicomte faisait boire ses chameaux à l’été 1904, qui étaient ses amis Touaregs les plus proches, ou quelle était la texture de ses rêves et de ses tourments en novembre 1916, quelques jours avant d’être tué. Avec le temps, un compagnonnage existentiel s’est noué entre nous, comme si nos vies étaient reliées par un mystérieux fil invisible. Foucauld n’est plus seulement un objet d’étude ; c’est un maître à vivre, une lumière sur ma route, celui qui m’aide à avancer, à chercher, à devenir toujours plus joyeux, vivant, libre surtout.
Oh, certes, notre amitié n’est pas exempte d’orages ! Charles, qui a les idées et le style de son temps, m’agace au plus haut point avec sa croyance en la supériorité de la civilisation occidentale. Ses méditations, dégoulinantes de piété, me tombent des mains. Il est pénible au possible quand il cède à la tentation du sacré dans ses projets de congrégation religieuse tous plus absolutistes et barbants les uns que les autres. Mais il y a tout le reste, tellement digne d’admiration…
La canonisation risque d’en faire un maître de prière, un saint de vitrail, une belle image pieuse, occultant ce qu’il fut réellement : un chercheur, un explorateur, un aventurier. L’audace avec laquelle cet irrégulier solitaire s’est libéré de tous les carcans, y compris religieux, pour se tailler une vocation à la mesure de sa personne singulière est admirable. Admirable aussi le chemin de traverse qu’il a emprunté pour parvenir à voir en chaque humain un frère, lui qui avait été élevé dans la foi du concile de Trente qui professait qu’en dehors de l’Église une, sainte, catholique et apostolique, il n’y avait pas de salut… Le « marabout » est l’inspirateur des moines de Tibhirine, mais aussi le précurseur de Gandhi, de Luther King et de Mandela. Figure achevée de l’humanité évangélique, il nous montre à quel degré de douceur, de bonté, de sainteté joyeuse un être peut tendre quand il se laisse saisir par le Dieu des Béatitudes.
Foucauld a perdu son cœur pour le Galiléen. Imiter son amour fut la grande affaire de sa vie. Or l’expérience lui a enseigné qu’on n’a jamais fini de ressembler au « Modèle unique », comme on n’a jamais fini d’aimer. L’amour est un recommencement perpétuel, une marche incessante. Un pas et encore un pas. Impossible de s’installer : Dieu, c’est-à-dire l’amour, est l’éternellement recherché.
CHARLES WRIGHT