Sept ans après la création de Saïgon dans le gymnase du Lycée Aubanel en 2017, lors de la 71e édition du Festival d’Avignon, c’est dans cette même salle - serait-ce pur hasard ? - que Caroline Guiela Nguyen présente Lacrima. Sept ans après - déjà ! -, le restaurant vietnamien, écrin de soixante-dix années d'histoire des Viêt kiêu (Vietnamiens ayant quitté leur pays après 1954), fait place à un atelier de haute-couture parisien où se tissent et se défont collaborations professionnelles et liens familiaux.

Choisie pour réaliser la robe de mariée d’une princesse d’Angleterre, à l’image de celles de la reine Elisabeth II, de Lady Di et de Kate Middleton, la maison B. mobilise toutes ses forces vives à Paris, en province et en Inde pour répondre au cahier des charges d’une commande qui, selon l’imagination d’un styliste mégalomane, dépasse l’ordre du possible, mais suscite du rêve, peut-être trop de rêve, quand il s’agit de réaliser par un ouvrier indien de Mumbaï une traîne de 250 000 perles à l’image et à la ressemblance d’un voile de dentelle d’Alençon qui, sorti des réserves d’hypothétiques collections du British Museum de Londres, doit faire l’objet d’une campagne de restauration confiée aux dentellières alençonnaises.

Au cœur de cette réalisation polymorphe et insensée, Marion, chef d’atelier, se confronte à une situation matrimoniale et familiale délétère qui ne peut que la mettre à bout.

Inaugurés avec Saïgon, les codes cinématographiques, ceux des films et des séries américaines - peut-être aussi ceux des plateformes comme netflix - sont à nouveau convoqués, d’aucuns diraient parachevés dans Lacrima, jusqu’à l’ultime larme furtive d’un unhappy-end finalement renversé en un happy-end en suspens, amène et compatissant.

Inaugurés avec Saïgon, les réalités linguistiques, celles d’idiomes qui nécessitent d’incessants ajustements entre les différents comédiens mis en présence, sont à nouveau convoquées dans Lacrima : le Français des “petites mains”, ouvrières couturières et dentellières, de Paris et d’Alençon, le Tamoul des sous-traitants de Mumbaï et l’Anglais des grands de ce monde, princesse et designer, mais aussi la langue des signes des dentellières qui longtemps ont été embauchées en raison de leur surdité et dès lors de leur insensibilité à toutes distractions. 

Inaugurés avec Saïgon, le théâtre subrepticement documentaire qui, lorsqu’au sujet du Viet-Nam de la colonisation et de la décolonisation, offre de revisiter l’histoire d’un pays et de son peuple, est à nouveau convoqué dans Lacrima avec les protocoles ouvriers du monde d’hier et d’aujourd’hui.

Inaugurés avec Saïgon, les larmes qu’on pleure sur scène émeuvent à nouveau avec Lacrima lorsque dans le gymnase du Lycée Aubanel, face au drame familial de Marion, maltraité par son époux, l’émotion de tout un chacun atteint son acmé. Comment ne pas songer à l’air de Sophie du Werther de Jules Massenet (1842-1912), "l’historien musical, selon Claude Debussy, de l'âme féminine.”

“Les larmes qu’on ne pleure pas dans notre âme retombent toutes, et de leurs patientes gouttes martèlent le cœur triste et las ! Sa résistance enfin s’épuise ; le cœur se creuse et s’affaiblit ; il est trop grand, rien ne l’emplit ; et trop fragile, tout le brise !”

En-deçà des films et des séries américaines d’aujourd’hui, voire des plateformes comme netflix, Caroline Guiela Nguyen s’inscrit incidemment dans le théâtre du sentiment tel que l’opéra naturaliste français l’exacerbe à la fin du XIXe siècle, notamment avec Louise - une couturière ! - de Gustave Charpentier (1860-1956) qui, en 1900, trente ans après la Commune, face aux fastes de l’exposition universelle de Paris, redonne voix dans sa partition et sur scène au petit peuple des artisans de Paris.

frères Thomas Carrique, Charles Desjobert, Thierry Hubert et Rémy Valléjo

Lacrima de Caroline guiela Nguyen, au gymnase du Lycée Aubanel, du 1er au 11 juillet, à 17h