Lorsqu’au XXIe siècle un souverain pontife traverse la cour d’honneur du Palais des papes, c’est pour offrir aux spectateurs du 78e Festival d’Avignon un Memento mori - “Souviens toi que tu vas mourir” - inattendu, fulgurant et d’une rare puissance, imaginé et interprété par Angelica Liddell qui, après deux heures d’une veillée hallucinante, nous interroge sur notre propre devenir - “Quand vais-je mourir ?” - pour nous dire in fine : “Toujours, toujours.”
Quoi qu’en disent ceux qui confondent iconoclasme et blasphème, ne nous y trompons pas, Dämon est un véritable “mystère”, à la manière du mystère médiéval, pièce de théâtre paraliturgique jouée dans les églises dès le XIe siècle et jusqu’au XVe siècle. Tel est le dessein d’Angelica Liddell qui lors d’une inoubliable rencontre “Foi et culture”, le mardi 2 juillet, devant une salle comble au Théâtre des Italiens, nous a confié combien la mort, le râle, le dernier souffle de son père l'a spirituellement bouleversée au point de reconnaître que “notre propre corps est une église”.
Si dans Dämon Angélica Liddell convoque la mort - nain grimé à tête de mort - qui, dès l’ouverture du spectacle, nous regarde fixement et très longuement, face à face, c’est finalement un pape - troublante réminiscence du pape Jean-Paul II - qui, d’un pas incertain, ouvre ce qui, d’une scène à l’autre, devient une “Danse des morts”, à la manière de celles que poètes et artistes peintres médiévaux imaginent pour exorciser la peur collective de “La grande faucheuse”.
A contrario de celle du “Septième sceau” d’Ingmar Bergman, la “Danse des morts” de Dämon, plus fantasmagorique que ludique, plus grinçante que rassurante, tournoie autour d’une enfant aux yeux bandés, figure de l’innocence qui ne sait et n’a conscience de ce qui doit advenir de sa vie de chair, de sang et d’esprit.
“Triste est le destin des gens. Que je les plains.” Tel un leitmotiv, la parole d’Ingmar Bergman retentit, puis résonne tout au long de la veillée, consonant avec le poignant “Erbarme dich” de la Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach quand les stridences, les sirènes et les mitraillettes ne déchirent l’espace.
Ainsi, entrent dans la danse de vieilles femmes et des vieillards, des croque-morts et des démons, ceux des incoercibles pulsions de vie et ceux des fatidiques pulsions de morts, mais aussi un homme famélique tenant lieu d’Adam ainsi qu’un diable pour le moins déroutant. Dans cette danse qui finalement ressemble à une course à l’abîme, tous se frayent un chemin à travers un désordre mouvant de brancards et de chaises roulantes, avant de disparaître pour laisser place à une célébration de funérailles.
En 2005, les funérailles de Jean-Paul II inspirent à Ingmar Bergman d’orchestrer ses propres funérailles jusqu’au moindre détail. S’inspirant elle-même des funérailles du cinéaste suédois, Angélica Liddell convoque - dans son corps propre - l’amertume amère d’un artiste humilié par la critique assassine, d’un être trahi par les siens, voire d’une humanité défaite par le temps assassin quand la chair décatie et flasque n’est plus que salissures d’agonie.
“Le théâtre c’est du temps, et le temps est assassin”. C’est ce que finit par nous révéler Angélica, après deux heures d’un torrent verbal et visuel, peu à peu mué en un filet limpide, propice au silence et à la prière. La veillée touche à sa fin, veillée auprès de la Mort mais aussi du mort, celui qui compte entre tous, celui qu’elle prie de l’accepter pour femme, et avec lequel il est temps d’avoir une conversation intime : le maître Bergman. Cet ultime silence méditatif, Angélica Liddell l’offre à tous les spectateurs “transformés en fidèles”, moment de communion au-devant de (et dans) la mort, où affleure l’expérience de cette “joie plus grande que la joie”.
frères Charles Desjobert, Rémy Valléjo, Thierry Hubert et Thomas Carrique
Dämon, El funeral de Bergman d’Angélica Liddell, du 29 juin au 5 juillet, à 22h, dans la cour d’honneur du Palais des Papes.