En espagnol, “ficción” peut signifier “fiction” mais aussi “invention”, voire “mensonge”... une équivoque du titre de ce spectacle musical et chorégraphié qui en dit long sur la manière subtile qu’a La (Grande) Ribot d’appréhender son sujet, dépassant sa dimension anecdotique pour prendre à bras le corps ce terrible “mensonge” entre les hommes et les femmes, mensonge parfois mortel. Trente ans après avoir travaillé une première fois sur le triste destin de la reine Juana I de Castille, que la postérité avait surnommée “Juana la Loca” (c’est-à-dire “Jeanne la Folle”), La Ribot y revient donc avec maîtrise, non sans déconcerter son public.

Pour cette création avignonnaise 2024, l’écrin choisi est celui du romantique cloître des Célestins (“romantique” au sens du Sturm und Drang et non du sentimentalisme amoureux) dans lequel le couple de platanes massifs abritant étourneaux et corbeaux n’ont pas moins de présence que les vénérables pierres qui les enserrent, essaimées de touffes de buissons sauvages, et auxquelles le public se heurte comme à un mur. Mais c’est un autre couple que celui des platanes que le spectacle donne à voir, couple toujours-déjà-emprisonné, et autrement plus fragile et tragique : celui, non pas tant de la reine et de son défunt mari, mais de la reine et des hommes, ou même des Hommes et des Femmes. Loin donc du “mensonge romantique”, Juana ficción se situe résolument du côté de la “vérité romanesque” qui le rectifie, à la suite de R. Girard.

Ainsi le nom de la malheureuse a beau avoir été emporté (et déformé) par le vent, ce vent qui souffle à tue-tête en amont du spectacle alors que le public prend place, saturant continûment les baffles et plus terrible que le mistral, La Ribot se fait fort, néanmoins, de relever une deuxième fois des cendres de l’oubli la reine gone with the wind, pour nous livrer un véritable “phénomène”, marquant à jamais nos tympans et rétines. C’est l’histoire d’une rencontre, ou plutôt d’une collision, de deux astéroïdes, finissant par la pulvérisation la plus totale de l’un des deux. Ou comment le visage d’une reine se voit réduit à rien, par un inquiétant prédateur masqué qui, à la différence du loup dévorateur du Petit Chaperon Rouge, ne prend pas même la peine de se déguiser à nos yeux : terrifiant, il l’est en effet dès le premier instant où il fait irruption, encapuchonné, le regard masqué, entièrement brut et brutal.

Quant à Juana, elle n’est d’abord que taffetas et délicatesse, nue et vêtue à la fois, laissant apparaître une chair devenue vieille et vulnérable, et coiffée d’un chaperon royal et transparent auquel est suspendu, tombant sur toute sa silhouette, le dessin d’un visage gracieux qui apparaît quand le regard le frappe sous le bon angle. Parfaite incarnation du thème lévinassien du visage, entrant en résonance parfaite avec ces mots d’Ethique et infini (1982) : « La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle. (...) Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. » A bon entendeur, salut : l’invitation ne sera pas refusée. 

Collision donc, mais aussi emprisonnement, saisie, violence aveugle symbolisée par un habillement difficile de la femme par l’homme, davantage imposé que consenti, pour la suspendre sur des talons en équilibre instable sur un mauvais tabouret. Vient ensuite l’agitation, la lutte, la noyade… Juana est déjà perdue. Et si notre regard se remplit de visions fortes dont l’on essaie de décrypter le symbolisme (niché au coeur de la brisure du signe, symbolon), dans nos oreilles se déverse un torrent, une déflagration de musique, de voix et de bruitages, allant de l’Ave stella maris en contralto jusqu’aux succions, murmures et claquements de langue. C’est à l’Orchestre de Chambre de Saragosse et la Schola Cantorum Paradisi Portae, tous deux sensationnels et dirigés d’une main de maître par Asier Puga, que l’on doit les fondations musicales et sonores de ce “phénomène saturé”, traversée de meurtre symbolique. Un phénomène saturé, pour le philosophe Jean-Luc Marion, est un phénomène où « l’intuition donnerait plus, voire démesurément plus, que l’intention n’aurait jamais visé, ni prévu. » (Le visible et le révélé, Cerf, 2005) Ici, la saturation sonore est totale, l’intention obscure, et donc l’intuition du spectateur sans cesse sollicitée. Or, dit encore le philosophe Jean-Luc Marion (entretien dans Le Philosophoire, 2000), si « seul celui qui a un visage peut être tué (...) le phénomène saturé signifie en général que pour l’intuition qui le donne, il n’y a pas de concept qui permette de s’en emparer comme d’une signification. » Dès lors, « s’emparer de » reviendrait-il à tuer ?

Et si le commencement du spectacle demeurait insaisissable, la fin de la traversée, tout à fait sidérante, relève davantage de l’annihilation que du point final. La traversée s’achève à vélo, avant le dernier accident. La nuit est tombée pendant que l’on contemplait, sur petit écran, le corps à la fois solaire et contorsionné de La Ribot plus jeune. Ne restent que deux loupiottes rouges, et une morte. Pas même une femme, mais une nature morte : quelques pierres, des fruits, une branche, un archer, et l’engloutissement de Juana dans la nuit. In fine, ce n’est donc pas le fait qu’elle a sombré dans la mélancolie à la mort de son mari et qu’elle fut emprisonnée avant de mourir que racontent en profondeur La Ribot et son partenaire de scène Juan Loriente : c’est plutôt sa complète disparition, reçue de la main de l’homme. Le spectateur n’a plus qu’à se lever, à jeter un dernier coup d'œil voyeuriste au loup et à sa proie effacée, et à s’en aller, de la ficción à la réalité.

frères Thomas Carrique, Charles Desjobert, Thierry Hubert et Rémy Valléjo  

Juana Ficción de La Ribot & Asier Puga, au cloître des Célestins, du 3 au 7 juillet, à 20h30.