Nous connaissons bien la cour du lycée Saint-Joseph : espace régulier et austère aux hautes façades dépouillées. On s’y rend habituellement sans prendre garde. Ce soir-là, nous y sommes accueillis comme à une réception guindée. Les comédiens, proprement vêtus d’un impeccable noir, tiennent leur poste, près des grands vases d’argiles qui ornent les galeries nous conduisant à la cour, apprêtée tel un jardin d’une demeure bourgeoise avec au centre, la présence énigmatique d’une masse noire. De part et d’autre, des alignements de vases, encore. Pas un accroc, tout est prêt. Et la pièce commence sans crier gare.
Mais la vie n’aime pas ce qui se fige et elle se charge de le rappeler. Un vase brisé qu’on tâche de cacher (sorte de big bang du chaos à venir), les tentatives angoissées de la maîtresse de maison pour masquer la réalité et les petits défauts du quotidien n’y font rien… le désordre s’installe. Pas grand chose au départ, 1% d’anarchie peut-être. Et au plus grand des ordres succède alors confusion des personnages, enchevêtrement des corps, dérèglement généralisé. Alors on rit beaucoup devant les acrobaties que ce détraquement génère.
La vie semble renaître dans la trame normée des êtres policés. Elle vient, généreuse, angoissante aussi, furieusement inventive, née de l’argile même. Le rythme s’accélère, la danse s’installe, le chant emporte tout.
“Faut pas vouloir tout faire bien” consent, harassée face au désastre, la maîtresse de maison, “il faut déjà les faire”.
Le grand buisson d’algues respire, se meut et comme une mer avale les corps et les rejette. Tout ce qui avait été mis sous le tapis sera bientôt révélé. Rien n’est caché qui ne sera dévoilé, tout ira à la lumière. Terrible épreuve pour une humanité qui souhaite tout tenir en main, gérer, organiser. Cette fable acrobatique interpelle, sans moralisation excessive mais avec évidence, nos comportements consuméristes lorsque la masse noire primitive, devenue vague immense et mur infranchissable, déverse un océan de plastique écocide qui noie les corps. Ce déluge d’avenir, en écho au Déluge d'antan, laisse éclater le cri de l’homme vers Dieu : “Y’a personne qui va venir nous sauver ?” Cette impression brûlante que Dieu se cache des autres, qu’il n’a rien fait, qu’il n’est pas là.
Car derrière ces airs de mascarade, ce conte est philosophique et pose les questions d’un chemin de croix – “Ça passe trop vite pour ne pas apprendre à perdre et à tomber” – ou d’un matin de Pâques – “Il n’y a pas de conclusion de nos vies”.
La pièce n’a pas d’arrivée, comme elle n’a de départ, mais l’on n’ose en dire plus…
“Qui som ?”, qui sommes-nous ? Rien qu’un peu d’argile devenue folle, l’enjeu étant qu’elle devienne folle de joie. Oui, c’est l’argile liquide qui fait déraper tous les beaux costumes de la troupe, au début rassemblée en une sage photo de classe ou de famille. Oui, c’est en masques d’argile monstrueux et drolatiques que sont ensuite utilisés les vases bourgeois recyclés… Et, oui, c’est en poussière d’argile que les danseurs s’évaporent enfin au gré du vent avignonnais, dans leur danse furieuse et joyeuse tout ensemble. Isaïe le prophète nous avait prévenus : Malheureux qui conteste celui qui l’a façonné, tesson parmi des tessons de terre ! L’argile dira-t-elle à celui qui la façonne : « Que fais-tu ? Ton ouvrage n’a pas de mains ! » (Cf. Is 45, 9). Or ici, les tessons ne sont pas si malheureux, et la noble argile surnage vaillamment, quoique éprouvée, parmi l’océan de plastique. Et elle défie sans rougir son Créateur, qui lui se fâche tout rouge dans un face à face hilarant entre Adam (ou plutôt Eve) et son Père caractériel… nous n’osions en dire plus, et voilà que nous n’avons pu résister.
Car “Qui som ?” s’offre à nous avec une incroyable générosité. Puissance de l’espace scénique et des décors, excellence des postures et des acrobaties, magie du rythme et de la danse, profondeur et humour décapant d’un texte ramassé. Peut-être le plus beau moment de ce festival. Irrésistiblement notre coup de cœur unanime.
frères Thomas Carrique, Charles Desjobert, Thierry Hubert et Rémy Valléjo
Qui som ? de Baro d’Evel, du 3 au 14 juillet à 22h dans la cour du Lycée Saint-Joseph.
fr. Charles DESJOBERT, op