Au théâtre des Halles, lorsqu’une ombre furtive surgit du dedans d’un piano forte, ce n’est pas pour théâtraliser un récital lyrique Nathalie Dessay qui depuis peu ne dédaigne pas d’interpréter les créations de Michel Legrand, mais pour nous conduire grâce à la performance d’Anne-Laure Segla dans un dédale d’un autre temps, sur les traces d’Ana María Loreto Martinez, celle que les critiques des gazettes parisiennes du XIXe siècle appelaient la “Malibran noire”.
A jamais immortalisée par des daguerréotypes de Félix Tournachon dit Nadar (1820-1910) entre 1856 et 1859, mais aussi par plusieurs articles de Théophile Gautier (1811-1872) et de Charles Baudelaire (1821-1867), Maria Martinez demeure une personnalité insaisissable dont nul ne connaît l’année de sa naissance à Cuba, ni même la date et les circonstances de sa disparition, après qu’elle eut chanté le répertoire lyrique de la “Grande Boutique”, alias la Salle Lepelletier ancêtre de l’Opéra de Paris, dans plusieurs théâtre dont “L’Alcazar” de la rue du Faubourg Poissonnière. Elle est à l’image d’un de ces chats sauvages, objet de curiosité, de pitié et d’attendrissement, dont nul ne sait d’où il vient, ni même où il va.
Plus qu’une trajectoire, c’est une âme qui se dévoile dans ce spectacle où, de l’obscurité à la toile peinte, tout concourt à scruter l’au-delà des apparences dont l’ignorance affuble ce qui dérange la bienséance et les certitudes d’un milieu jaloux de ses normes sociales et de ses canons esthétiques.
A Londres, puis à Paris, au milieu du XIXe siècle, celle que d’aucuns appellent “Maria l’Antillaise” n’incarne pas la misère des artistes fantasques et sentimentaux des Scènes de la vie de bohème d’Henri Murger (1822-1861), mais la déshérence de celles et ceux qui, considérés comme transfuges d’une classe, voire d’une race, ne peuvent - ne doivent - trouver leur place en société, contraints à passer leur chemin tel un chat sauvage condamné à l’errance.
Selon le roman de Marie NDiaye, Un pas de chat sauvage, une universitaire, incapable d’accomplir ses recherches sur la vie et la carrière de Maria Martinez, découvre finalement dans la prestation artistique, puis dans la personnalité de Marie Sachs ce qui échappe à son entendement : l’intime d’un être non reconnu dans ce qu’il incarne essentiellement. Or ce qui échappe à son entendement est précisément ce qui a été nié par tous les hommes cultivés et bien pensants d’autrefois : la blessure d’un être sans reconnaissance, rejeté à la marge d’une inintelligence artistique et sociale.
Illuminé par l’art théâtral de Nathalie Dessay, mais aussi par le chant et la présence scénique d’Anne Laure Segla, le spectacle mis en scène par Blandine Savetier évolue autour de cette dépréciation délétère ; non seulement celle que les hommes du XIXe siècle énoncent avec suffisance dans un style littéraire inégalé, comme en témoigne maints articles de Théophile Gautier et de ses contemporains, mais aussi celle qui aujourd’hui encore demeure n’est autre qu’un non dit mortifère. C’est donc avec le lyrisme d’aujourd’hui et non pas celui d’hier, mais aussi avec la rage de nos jours et non pas avec les sentiments d’autrefois qu’Ana María Loreto Martinez se fait entendre et reconnaître telle qu’elle fut, telle qu’elle est et telle qu’elle sera encore à qui veut bien entendre et reconnaître sa propre insuffisance.
frères Thomas Carrique, Charles Desjobert, Thierry Hubert et Rémy Valléjo
Un pas de chat sauvage de Marie NDiaye, au Théâtre des Halles, du 29 juin au 21 juillet, à 16h30