Quelle idée d’aller s’enfermer dans une église ? Quand on demande à Boris Charmatz ce qui a pu le pousser à quitter le cadre du Tanztheater de Wuppertal – dont il assure la direction depuis 2022 – pour créer du nouveau dans la gigantesque église brutaliste de Neviges (Rhénanie-du-Nord-Wesphalie) celui-ci commence, avec une certaine appréhension : “je ne sais pas du tout quelle va être ma réponse [...] parce que j’ai une infinité de réponses… et je n’ai aussi pas de réponse… parce que : Comment devient-on prêtre ? Pourquoi va-t-on dans une église ? Pourquoi va-t-on créer dans une église ? Alors j’ai une batterie de réponses mais est-ce que c’est vraiment La Réponse ?” Une question existentielle donc ! De celle à laquelle on ose n'apporter que les balbutiements d’une recherche vocationnelle, les bribes d’une parole plus fondamentale que les mots ne sauraient qu'esquisser mais que les corps dans l’espace pourront dire.
Quatorze ans après la disparition de Pina Bausch, sa mythique fondatrice – qui avait exploré des voies aux confins de la danse et du théâtre, notamment dans un cinéma aménagé en studio, Boris Charmatz a voulu sortir le Tanztheater de ses espaces de création habituels et arriver au seuil d’une cathédrale. Associé à la compagnie Terrain qu’il a fondée, ils ne sont pas allés loin – l’église Mariendom de Neviges est à quelques encablures de Wuppertal – et pourtant le défi était total.
Il fallait oser entrer avec vingt-cinq danseurs dans cette titanesque cathédrale qui peut, sous ses voiles de béton figées dans un mouvement de toiles de tentes agglomérées, accueillir jusqu’à six mille pèlerins. Cet édifice de l’architecte Gottfried Böhm, consacré en 1968, impressionne avec son autel, là, au milieu de cette vaste place publique sans pile ni colonne mais rythmée de réverbères monumentaux.
Pour certains danseurs, appréhension de fréquenter en ce lieu l’institution Eglise, infréquentable parce qu’elle semble si souvent les rejeter. Pour d’autres, croyants, difficulté à exercer leur art en un tel lieu sacré. Et mille autres questions encore. Alors l’accueil généreux de l’abbé Thomas Diradourian ne fut pas pour rien dans la réussite du projet. Il n’en fallait pas moins pour ouvrir les portes d’une église sur le monde.
Boris Charmatz, formé à l’école de l’opéra de Paris et aux conservatoires de Grenoble et Lyon, émerge comme figure de la danse contemporaine en 1993 avec À bras-le-corps. Il avait alors déjà eu à se confronter à une église brutaliste en performant au Couvent dominicain Sainte-Marie de La Tourette (1953-1959), œuvre majeure de Le Corbusier. Par delà le rude béton, ce sont aussi les cloches entendues depuis l'appartement familial qui donnait sur la rose nord du transept de la primatiale Saint-Jean à Lyon qui n’ont plus quitté la mémoire du metteur en scène.
“Liberté Cathédrale” va naître au Mariendom de cette “assemblée” de danseurs, qu’on pourrait donc appeler une “ekklesia” de danseurs, une “église” de danseurs, si l’on ose appliquer à cette réalité le terme grec “ekklesia” qui a donné le français “église”. Il ne s’agit pas d’un simple groupe ou troupeau mais d’une assemblée, c'est-à-dire d’un ensemble de personnes convoquées, appelées, invitées. L'expérience a permis de retrouver l’église large et spatialement libre, non sclérosée par les bancs ou les chaises qui depuis le 17e siècle ont peu à peu rempli les nefs de leur empreinte immobile. Pierre vivantes pour construire à nouveau l’édifice spirituel où tous les membres, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps (cf. 1 Co 12).
Mais on ne déplace pas une église de béton – ou bien faut-il que chaque danseur ait chargé au plus intime des chevilles et des reins la masse de ces voûtes et murs, toute la densité de ce lieu clos/ouvert, pour la restituer, vivante, dans le cadre convenu d’un opéra, ou inconvenant d’un terrain de foot, entre un pont routier sonore et de vieux gradins délités, au pied de la cité des papes ?
C’est bien, là, en ce soir d’été à Avignon, que nous avons découvert cette œuvre. Dans un lieu ouvert, sur l'île de la Barthelasse, ce site dit “du stade de la Bagatelle”, qui n’est pas plus un stade que Mariendom n’est une cathédrale. De là les volées de cloches envahissent toute la cité et ce sont les corps des fidèles, euh ! du public, qui constituent les parois de la scène à la manière d’une invitation paulinienne : “Recherchons donc ce qui contribue à la paix, et ce qui nous associe les uns aux autres en vue de la même construction.” (Rm 14, 19)
Les près de deux heures de chorégraphie se déploient en cinq mouvements : le chant, les cloches, le silence, la parole et l’orgue. “Opus” ouvre le bal, les danseurs formant alors un chœur mouvant exécutant a cappella l’inchantable sonate pour piano du second mouvement de l’opus 111 de Beethoven. Après ce chanté-bougé vient “Volée”, dansé sur un mix de sons de cloches capturées dans diverses villes d’Europe où le “rester ensemble” est mis à rude épreuve par des sons contradictoires et individualisants. Ces cloches qui sonnent les mariages et les deuils, qui rythment les jours. Peuple sonore qui cache des Quasimodo et défait les portes des enfers comme le matin nouveau dans la finale “d’une nuit sur le mont Chauve” de Modest Moussorgski.
Puis le silence puissant et difficile, la “Sidération”, gueules ouvertes pour respirer le ciel, lèvres impures et nues qui ne délivrent plus de sons et tendent vers la voûte noire les voix que l’on a tues. Le rappel de tous les cris désespérés de ceux qui dans l’Église cherchaient asile et qui y ont trouvé prédation, violence et rejet : Frollo tenant Esmeralda.
Alors quand revient la voix, la parole est gênante dans le grand calme. Pourtant, multipliée qu’elle est par l’écho de plus de vingt corps, elle dégage un poème, qui résonne depuis 400 ans cette année, la méditation XVII de John Donne “No man is an Island” écrite en 1624. Oui, “chaque être est partie d’un ensemble [...] et en conséquence n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas, il sonne pour toi”. Cette assemblée, très horizontale dans l’herbe, assise et enchevêtrée, traversée par les lames verticales de la lumière des blancs néons, comprend que “la mort de tout homme [la] diminue”.
Enfin, l’orgue s’impose dans “Toucher” où les corps s’assemblent à nouveau, se recomposent, s’excèdent en furieuse bête apocalyptique, en un tout qui se disloque encore pour se mieux retrouver. C’est cathédralesque !
frères Thomas Carrique, Charles Desjobert, Thierry Hubert et Rémy Valléjo
Liberté Cathédrale de Boris Charmatz, au Stade de la Bagatelle, du 5 au 9 juillet à 21h30.
fr. Charles DESJOBERT, op