Avec “Hécube, pas Hécube”, grâce à une subtile et poignante mise en abîme conçue par Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du Festival, les comédiens de la troupe de la Comédie Française portent le verbe d’Euripide à sa quintessence, dans le cadre quasi-cosmique - à la manière du théâtre grec d'Epidaure - de la carrière Boulbon.


N’en déplaise aux plus sceptiques du XXe siècle, la guerre de Troie et ses conséquences ont bien eu lieu, et perdurent encore et toujours au XXIe siècle, non pas seulement sur scène lorsque résonnent les vers d’Euripide du Ve siècle avant notre ère, mais aussi dans le quotidien le plus ordinaire quand une mère, blessée et combative, en appelle à la justice au nom de son fils, 


D’une italienne - lecture à table - des dernières scènes d’”Hécube” d’Euripide, où chaque comédien, avec un franc caractère, y va de son commentaire, aux entretiens d’un procureur de la République, défenseur des droits des plus vulnérables des vulnérables de la société, les scènes du drame antique et la réalité contemporaine consonnent, s'enchaînent, s’entrechoquent dans un labyrinthe de situations où le désarroi criant de la mère - interprétée Elsa Lepoivre, de plus en plus poignant, déchire l’espace.


Cette mère d’aujourd’hui, c’est Nadia Roger qui, dans son drame personnel, consonne au plus intime de son être maternel à la “douleur qui succède à la douleur” d’Hécube, veuve du roi Priam, violemment privée de ses enfants tués, sacrifiés et lâchement assassinés ; pas moins de dix-neuf enfants dont les célèbres Hector, Paris, et Cassandre, mais aussi le tout jeune Polydore, trop hâtivement confié au traître Polymestor.


Si Hécube a été trahie, Nadia ne l’est pas moins trahie par une institution, voire par l’État lui-même qui, dans son incurie, n’a pas donné les moyens à des agents sociaux plus démunis que responsables, mais non moins coupables, de prendre soin de son fils autiste de douze ans, Otis - du nom du chanteur américain de la soul music d’Otis Reeding. 


“Hécube, pas Hécube”, c’est la mue du fatum grec, sous lequel ploient depuis toujours les personnages de tragédie : c’est ici l’Etat qui en est l’avatar contemporain, dans son insaisissabilité et sa responsabilité collective (non sans évoquer la “banalité du mal” et les “structures de péché”), ennemi invincible pour la mère qui aboie, assoiffée de justice. Et pourtant, dans la carrière de Boulbon aux environs d’Avignon (site du spectacle), au coeur du cirque de pierre se dressant en un mur emprisonnant et inentamable, finit aussi par poindre, dans la nuit d’un Etat failli et aveugle où l’on ne distingue plus qui punir, la lumière, la brèche, la faille justement, où peut passer un rayon d’humanité et de compréhension, éclair projeté fissurant les rochers mêmes. Alors, le combat éperdu de la mère et du procureur se voit transfigurer en une incertaine et inouïe victoire.


“Je suis esclave et faible sans doute, mais les dieux sont puissants. Puissante aussi celle qui les gouverne, la Loi. C’est parce qu’elle existe que nous croyons qu’il est des dieux, et que nous réglons notre vie en distinguant le juste de l’injuste.” Nadia revient à ce passage d’Euripide, un des sommets du texte, comme elle heurterait sa tête contre un mur, plusieurs fois, à l’instar de son fils quand il va mal. Elle nous emmène ainsi bien loin au-dessus de la simple chronique sociale, tout en irriguant une situation contemporaine bien réelle de l’inspiration antique la plus noble. Nadia parvient enfin à ajouter que si la loi est “ruinée”, les hôtes “tués” et les domaines des dieux “pillés”, “alors l’équité disparaît de la vie des humains.” Le procureur en convient : “C’est beau”. “C’est Euripide”, lui répond la plaignante. Et c’est Tiago Rodrigues, avons-nous envie d’ajouter. 


Hécube, pas Hécube, l’histoire d’une justice, pas justice? Vengeance, pas vengeance? Mère? mère. Chienne? chienne, celle de l’antique et emblématique métamorphose d’Hécube, mais aussi comme celle de la série préférée du petit Otis.  D’une chienne estropiée et magnifique qui veut retrouver son petit, bien consciente de la précarité de son trésor : une vie innocente, et la justice des dieux.


frères Thomas Carrique, Charles Desjobert, Thierry Hubert et Rémy Valléjo


Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues, à la carrière Boulbon, du 1er au 16 juillet, à 22h.