Au-delà de la saga familiale d’Absalon, Absalon ! du romancier américain William Faulkner (1897-1962), la pièce éponyme de Séverine Chavrier ne cesse d’approcher, au gré de circonvolutions suggestives, les non-dits ordinaires, ou le non-dit originel, d’une nation... Il en résulte par un travail dramaturgique et scénique un objet dont le pouvoir de fascination perdure au-delà de la représentation elle-même.

En s’attachant à la figure de Thomas Sutpen, hobereau sudiste américain, propriétaire d’une plantation de coton, qui, âpre au gain et rustre jusqu’aux confins de l’idiotie, ne cesse de faire croître son bien propre, économique et clanique, et ce jusqu’à l’absurde, William Faulkner évoque plus qu’il ne dresse l’histoire - sur fond de guerre de sécession en 1866 - de trois générations d’une famille à jamais prisonnière de la faute originelle, endogamique, consanguine, incestueuse et fratricide du repli sur soi-même, par soi-même et pour soi-même. 

Si les figures fondatrices et patriarcales du Livre de la Genèse - non seulement les fils de Jacob, mais aussi le serpent - ne sont ici jamais loin, les accents du Livre des Rois y affleurent sans cesse jusqu’au cri désespéré du roi David pleurant la mort de son fils rebelle : “Mon fils Absalon ! mon fils! mon fils Absalon ! plût à Dieu que je fusse mort moi-même pour toi ! Absalom mon fils ! mon fils !” Cependant, au-delà du drame biblique, c’est bel et bien la tragédie du théâtre grec, son fatum et ses ressorts qui conduisent l’intrigue foncièrement a-narrative de William Faulkner. 

En s’attachant à la multiplicité des points de vue qu’offre le roman de Faulkner avec des récits successifs qui, sur la même histoire, achoppent tous sur ce qui ne peut être dit, parce que de l’ordre de l’interdit, Séverine Chavrier - violoncelliste avant de devenir metteuse en scène - construit sa dramaturgie et sa scénographie en déployant une fractale d’images, de vidéo, de sons, de paroles et d’attitudes où la répétition conduit jusqu’à l’impossible à dire. Absalon, Absalon ! véritable partition qui fait résonner le silence du non-dit est un objet fascinant jusqu’à l’effroi. Effroi de la guerre, du meurtre et du fratricide quand la “mêmeté suicidaire” condamne toute altérité possible et souhaitable pour vivre en société.

Au-delà d’une simple histoire américaine qu’illustrent quelques plans séquences de  Naissance d’une nation de David Wark Griffith réalisé en 1915, Absalon, Absalon ! est le miroir brisé des sociétés occidentales d’aujourd’hui, celles qui, en ces temps qui sont les nôtres, abhorrent et refusent, ou refuseraient, un pluralisme sain et salvateur.

Des comédiennes et des comédiens hors pair, jouant pendant près de cinq heures, un décor sans cesse renouvelé dans sa structure, laquelle semble comme plantée une fois pour toute sur scène une utilisation de la vidéo qui, désespérément, d’un plan rapproché ou lointain, cherche à débusquer le monstrueux que l’on ne peut montrer ; tout concourt à faire d’Absalon, Absalon ! un très grand moment de théâtre.

Quel trouble quand, après presque deux heures de spectacle, l’on se rend compte que la vision la plus tangible que l’on a eue, jusqu’à presque toucher le public, n’était pas humaine, mais animale, et si inquiétante… La clef en est donnée un peu plus tard, quand un des jeunes hommes proteste devant l’injustice de son sort : “J’ai fait le dindon, et j’ai couru la tête en avant, en arrière, en avant, en arrière!”

“Rien n’a d’importance” finit par confesser Judith, devenue inerte et apathique, ployant sous le poids de son destin. “La seule chose qui compte”, ajoute-t-elle néanmoins, “c’est de respirer… et comprendre.” Or “respirer”, cela est déjà difficile, dans ce Sud asphyxiant qui ne finit pas. Mais “comprendre”, cela semble carrément impossible, au sein de cette famille maudite, dont chaque membre est rattrapé par l’inceste, la haine et le non-dit. Comprendre? Cet éclair de saine volonté est unanimement contrecarré, malgré l’enquête de deux personnages étrangers à cette malédiction familiale, par le flou et l’indistinct qui minent tout, à la manière des notes tenues des violons du compositeur Charles Ives, qui ne cessent de se croiser et superposer, dans The Unanswered Question ou Question sans réponse qui, en écho à Enigma de Edward Elgar, prolonge une grande partie des errances des Sutpen. 

frères Thomas Carrique, Charles Desjobert, Thierry Hubert et Rémy Valléjo

Absalon, Absalon ! de Séverine Chavrier à la FabricA, du 29 juin au 7 juillet, à 16h