En théologie, le dominicain Melchior Cano a théorisé au 16e siècle les “lieux théologiques” comme autant d’objets de réflexion relevant d’un enjeu théologique majeur (l’Ecriture sainte, la liturgie, l’autorité du pape…). En 2024, Baptiste Amann théorise avec sa troupe les “lieux communs” comme autant d’espaces de rencontres à rechercher, entre celles et ceux que les divisions de la société séparent. 

L’équivoque du titre du spectacle est féconde : d’un côté, le “lieu commun”, n’est-ce pas par excellence le forum, ou l’agora, qui s’inscrivent dans une tradition grecque de la cité où le théâtre est à l’honneur pour en fédérer les citoyens libres ? De l’autre en revanche, au pluriel, les “lieux communs” renvoient aux préjugés et aux idées reçues qui fragmentent une société, empêchant les uns et les autres de se connaître, voire de s’aimer.

Car les obstacles à la rencontre peuvent être redoutables : en l’occurrence, il s’agit d’un meurtre (ou serait-ce un accident ?), peut-être doublé d’un viol, entre deux membres de familles que tout oppose. L’agresseur est un jeune homme issu d’une famille immigrée, noir de peau et déjà connu pour sa violence et ses fréquentations quasi terroristes, et la victime est une jeune femme “française de souche”, fille d’un politique d’extrême droite. Or la culpabilité est mal établie, mais la polémique est violente. Faut-il choisir un camp, entre les féministes en révolte qui courent le risque d’alimenter des clichés xénophobes, et ceux qui refusent de faire de ce crime un énième cas de fantasme de “viol noir d’une blanche”, au risque de se compromettre avec la “culture du féminicide” ? 

Ainsi, alors qu’une équipe d’artistes travaille les magnifiques poèmes de l’inculpé écrits en prison pour en faire un spectacle (dans les coulisses duquel le public se situe), les manifestations féministes font rage devant le théâtre. L’art est-il incapable de réconcilier tout ce monde, divisé jusque dans la troupe ? Le théâtre doit d’abord éviter deux écueils, comme le répond explicitement un des personnages dans cette pièce-manifeste : la “morale vengeresse” et “l’irresponsabilité infantile”. Et le spectacle de Baptiste Amann trouve en effet une voie médiane dans l’humour et l’autodérision, malgré la gravité du sujet : le rire serait-il le lieu commun par excellence pour rassembler ?

Ainsi, l’ambition de Baptiste Amann est éminemment sociale, tournée vers le bien commun, notion cruellement absente des réflexions et discours politiques actuels. Et pour ce faire, il creuse deux sillons : l’analogie picturale d’une part, et le médium du langage d’autre part, en inondant le public d’un flot polyphonique de paroles urgentes. 

L’analogie picturale : à l’entrée, la salle est baignée de rayons ultra-violet, tout comme doivent l’être les tableaux qu’un des personnages a pour métier de restaurer. La société, un tableau abîmé dont il faut raviver les couleurs ? Une image défigurée qu’on ne retrouverait qu’à la condition que toutes les couleurs s’allient et se mélangent, du plus blanc jusqu’au plus noir, à l’instar du restaurateur issu d’un milieu “de souche” de droite, qui s’est extrait de son milieu par l’art, et de sa stagiaire noire de peau, également échappée au tragique de sa famille meurtrie par la violence ? Après le “décrassage”, il faut le “mastiquage”, afin de “mettre à niveau la lacune”.

Le défi du langage : comment accéder à une langue commune afin d’échapper au tragique du mutisme collectif ? En donnant, en prenant, en offrant un torrent de mots jaillissant de l’intime pour se déverser sur la place publique, à travers une lettre, une pièce, un film, des interviews… Toutes ces prises de parole prennent place au sein d’un dispositif de mise en abyme de la représentation théâtrale, procédé à l’honneur dans ce festival (entre Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues et Historia d’un senglar (o alguna cosa de Ricard) de Gabriel Calderón). Dans cette “dramaturgie de l’irrésolu” revendiquée (mais peut-être paradoxalement trop balisée), l’ambition du metteur en scène est de “décoïncider nos tragédies pour faire advenir quelque chose d’inattendu”, déjouer la “tragédie à laquelle [nous semblons] assigné[s]”.

Comme une justice restaurative spontanée, l’intrigue et les mots de “Lieux communs” nous donnent une langue, embrasée et révoltée, mais aussi profondément assoiffée de réconciliation, en lutte avec les “paroles sans langue” qui “ne relèvent pas celui qui est à terre”. 

frères Thomas Carrique, Charles Desjobert, Thierry Hubert et Rémy Valléjo

Lieux communs de Baptiste Amann, du 4 au 10 juillet 2024 à L’Autre Scène du Grand Avignon - Vedène, et publié aux éditions Actes Sud en avril 2024